19 - Cloud

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 On disait d'elle qu'elle était tête en l'air. Qu'elle n'était jamais vraiment là, toujours le regard perdu vers on ne savait quoi, à observer le ciel, à ne pas prêter attention à ce qui se passait autour d'elle. On disait, en somme, qu'elle avait la tête dans les nuages.

 Et c'était plus que vrai.

 Dès son plus jeune âge, elle avait été fascinée par ces grandes formations blanches sur fond bleu, ces masses grises annonçant la pluie et l'orage, ces traînées oranges, pourpres, violettes lorsque le soir venait, ces voiles noirs aux reflets argentés qui révélaient de temps à autre, derrière, le ciel d'encre parsemé de petits points blancs éparpillés et la Lune, pâle et tranquille. Toutes ces couleurs, toutes ces formes… elle ne pouvait l'expliquer, mais son esprit s'apaisait lorsqu'elle contemplait les nuages, amis de toujours et de tous les jours, dérivant paresseusement ou filant à toute vitesse, poussés par le vent.

 En classe, elle s'installait toujours à la fenêtre et regardait plus souvent dehors que dedans. Elle guettait ses compagnons cotonneux et n'écoutait que d'un air distrait les inepties peu intéressantes des professeurs qui s'offusquaient encore et toujours de son manque d'attention. Et aussi, de sa capacité à répondre à leurs questions sans vraiment détourner la tête, concise et détachée. Lorsque l'heure de la récréation sonnait, elle trouvait un endroit où se poser pour admirer le ciel en silence, le vent dans ses cheveux, le soleil dans les yeux ou la pluie sur sa peau. En maternelle, elle grimpait à toute allure en haut des installations, sur les toboggans, cabanes en bois et autres, et se perchait au sommet, terrorisant les adultes impuissants à l'en empêcher à chaque fois. Ils avaient essayé de la punir, de la retenir, mais rien n'y faisait : soit elle s'esquivait d'une manière ou d'une autre, soit elle s'enfuyait dès qu'elle avait le pied dehors. Plus tard, à l'école puis au collège, elle se contentait de se poser à l'écart. Quelques fois, elle allait sur le toit du préau, mais elle évitait : c'était beaucoup d'ennuis après coup au final. En revanche, au lycée, elle avait trouvé le truc pour déjouer les alarmes et se rendait tout en haut de l'établissement, à l'écart de la foule, sur le toit. Certains la suivaient, pour fumer tranquillement en général, mais elle ne parlait pas avec eux. Un peu, parfois. Rarement.

 Elle n'avait pas vraiment d'amis. Elle avait eu un camarade, proche, en maternelle et en primaire, qui peinait à la suivre et qui parlait peu, mais déjà bien plus qu'elle. Elle l'aimait bien. Il ne posait pas de questions et se plaçait à côté d'elle pour regarder le ciel, mais aussi le monde. Parfois, il lui disait des choses. Lui expliquait pourquoi ce qu'elle avait fait était mal, en répondant comme ça à la maîtresse. Ou qu'elle ne devait pas ignorer les filles qui lui demandaient si elle voulait jouer, mais leur dire « Non, merci » en souriant. Elle l'écoutait sans rien dire, mais au fond d'elle, elle appréciait ces explications. Tout était trop compliqué plus bas. Les gens s'embarrassaient de trop de choses qui lui encombraient la tête. Elle préférait s'enfuir dans son monde et le ciel, quand cela devenait trop dur. Lui était là pour l'aider.

 Mais un jour, il n'était plus venu. Puis cela avait continué. On leur avait dit qu'il ne reviendrait pas, et ce fut tout. Pour la première fois de sa vie, elle se sentit très mal, et n'avait plus son ami pour lui dire quoi faire ou pourquoi. Elle se dit qu'il lui aurait dit qu'elle devrait pleurer, mais elle n'y arriva pas. Ses parents lui dirent qu'il était parti loin, avec sa famille, et que tout allait bien pour lui. Cela ne la rassura nullement, néanmoins elle prétendit que cela le fit. Et avec le temps, cela passa. Comme tout le reste.

 Son père et sa mère ne savaient pas trop quoi faire d'elle, mais ils étaient déjà bien occupés avec leurs autres enfants. Elle était issue d'une fratrie nombreuse. Discrète, effacée, sans problèmes majeurs à l'école, elle était l'enfant parfaite pour eux. Ils pouvaient ainsi s'occuper plus des autres, un arrangement qui ne lui convenait que trop bien. Elle avait parfois l'impression d'être elle-même un nuage, à passer à travers les autres ainsi, l'espace, le temps, tout. Rien ne l'imprégnait vraiment, et elle ne laissait qu'une trace infime, bien vite dissipée.

 Tout n'était pas toujours facile, bien sûr. Elle avait subi beaucoup de choses, pour sa différence, sa volonté de s'isoler. Mais au final, on la laissait tranquille. On la laissait à ses nuages, dont elle connaissait tous les noms, toutes les formations, les caractéristiques précises, les aspects les plus improbables. Les rares qui lui parlaient et ne voyaient pas d'inconvénients à rester en sa compagnie évitaient de la lancer sur le sujet. C'était le seul où elle s'exprimait avec une certaine fébrilité, un pétillement qui la rendait d'un coup… vivante. Sinon, c'était un automate, indifférent à la vie, golem de chair parcourant le monde sans trop savoir pourquoi. Elle inquiétait un peu. Mais pas trop.

 Intérieurement, elle s'était posée beaucoup de questions. Elle s'était demandée pourquoi elle était si différente. Ce n'était pas que les choses l'indifféraient, non. Elle ne savait juste pas toujours le montrer. Elle appréciait ceux qui venaient lui parler. Elle aimait ses parents, ses frères et sœurs. Tout du moins, elle le pensait. Elle avait d'autres choses en tête que des nuages. Mais c'était la seule qui en sortait avec une quelconque couleur. Elle ne savait pas pourquoi. C'était juste ainsi, et elle l'avait accepté comme étant une inéluctabilité de son existence alors qu'elle entamait ses études supérieures. Elle savait comment le monde fonctionnait, et avait bien compris qu'elle devrait gagner sa vie, aussi se dirigea-t-elle naturellement vers ce qui touchait de près ou de loin à sa passion primale : la météorologie.

 Elle n'eut pas trop de mal. Ses études exemplaires l'amenèrent vers un métier un peu rébarbatif, mais qu'elle accomplissait avec zèle. Ses collègues essayèrent sans succès de discuter un peu avec elle, mais se lassèrent bien vite de ces discussions qui ne tournaient au final qu'à l'essence même de leur travail, et encore, juste un aspect restreint. Elle passait ses rares pauses seule, à observer le ciel par la vitre en buvant une boisson chaude – un chocolat chaud, deux sucres, toujours.

 Dans son temps libre, avec l'argent qu'elle mettait de côté, elle commença à prendre des leçons de pilote. Elle souriait plus, désormais. Ses collègues apprirent la chose par hasard, et elle en parla avec plaisir. Bien sûr, cela revenait toujours aux nuages, quelque part, mais elle arrivait enfin à discuter d'un peu autre chose. Elle se découvrit un intérêt mineur bien que prononcé pour l'aérodynamisme, les moteurs d'avion, le pilotage. Elle dévora tout ce qu'elle trouva sur le sujet. Elle passa, bien entendu, son examen avec brio.

 Sa vie se divisa alors en trois temps. Celui où elle était au travail, et était payée pour s'occuper du ciel d'une manière méthodique, rigoureuse. Celui où elle était dans les airs, à voltiger parmi ses amis cotonneux avec son petit avion privé, souriante. Et celui où elle était sur terre, à attendre impatiemment la prochaine fois où elle serait en haut.

 Elle parcourut les cieux en tous sens. Vit les nuages sous d'autres angles qu'elle n'aurait jamais pu imaginer. S'imprégna de leur essence. Savoura la liberté. Goûta l'air glacé et humide des altitudes. S'en emplit les poumons pour essayer d'en ramener un peu en bas, où tout était si misérable et triste. Elle n'avait jamais connu de plaisir si intense et pur que lorsqu'elle était en plein vol. Le sexe avait été décevant, les fois où elle s'y était essayée, sans conviction. Pas besoin de septième ciel quand celui qu'elle parcourait de ses ailes mécaniques lui procurait une telle plénitude.

 Et puis un jour, elle s'envola, par un ciel gris et menaçant. Elle était expérimentée, et avait déjà volé par un tel temps. Mais on ne la vit jamais redescendre. On mit du temps à s'inquiéter, on mit du temps à comprendre qu'elle avait disparu, on mit du temps à la rechercher. On ne la retrouva jamais. On présuma le pire, et on prévint la famille, les collègues, ceux qui avaient un lien avec elle. On organisa des funérailles, sans grand-monde pour y venir. On aurait peut-être pu y voir un homme qui prétendit être un ami de très longue date, et qui regarda longtemps le ciel après la cérémonie, esseulé, le visage sans expression. Ou peut-être pas. Je vous l'ai dit : il n'y avait pas grand-monde.

 Mais le ciel était empli de nuages comme jamais, et tous pleurèrent tout du long.

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