16 - Fat

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 Je le vois tous les jours. Je le sens, là, avec moi. Chaque fois que je me regarde dans un miroir, il est là. Il grossit de jour en jour, s'élargit, devient plus que gênant. J'ai grandi avec. Je suis né avec, même. Et depuis, il ne me quitte plus. Toujours à s'engraisser. Je sens son poids, sa lourdeur. Je ne sais que je ne peux y échapper. Je me sens hanté, ou peut-être est-ce moi qui le hante, qui sait ?

 Il est vrai que c'est moi qui l'alimente. Je ne peux y résister, c'est une mauvaise habitude. On ne m'a pas appris, et maintenant, j'en paye le prix. Je lui donne des cochonneries, je le nourris de toutes ces mauvaises choses, et parfois, dans mes pires moments de faiblesse, je me laisse aller, c'est lui qui prend la barre. C'est un goinfre, et il prend tout ce que je lui donne. Il dévore chaque morceau, et je sais que je ne devrais pas, que c'est horrible ce que je fais, que je vais encore en payer le prix, mais dans ces moments-là, je ne peux que succomber à cette envie, comme si j'étais face à un trou noir et que la seule chose qui me venait était de lui jeter tout ce que je trouvais, mon vaisseau y compris.

 Alors, pour contrecarrer cela, à tout instant, je reste à l'affût, comme si je pouvais le repousser, l'éloigner de moi au dernier moment. Je l'aperçois parfois, dans les reflets des vitres, lui et ses petits yeux porcins. Mais quel besoin de le chercher, au fond ? Il est toujours là, bien sûr. Il me pèse, m'empêche d'avancer, me fait courber le dos et m'essouffle. Chaque marche est un calvaire, chaque exercice une horreur, chaque mouvement m'épuise. Je sais qu'avec un peu d'effort, si j'y mettais de la bonne volonté, que je m'activais un peu, je pourrais me séparer de ce poids. Ou le rendre plus agréable à supporter, en tous les cas… Mais le savoir ne rend pas la chose facile, oh non. Elle ne rend mes échecs quotidiens que plus terribles.

 Je ne peux m'empêcher de guetter le regard des autres, aussi. Je sens leur jugement. Je le devine dans leur posture, leurs yeux. Ils savent, bien sûr – comment pourraient-ils ne pas le voir ? Il est là, devant eux, dans toute sa splendeur, toujours avec moi. Mais j'ai parfaitement conscience de la stupidité de la chose — bien sûr que non, ils ne me jugent pas. La majorité n'en a que faire de moi. Je ne suis rien d'autre qu'un autre de ceux-là… À peine si l'on me remarque, au fond. Malgré sa présence que je trouve si envahissante.

 Bien sûr, je ne peux me débarrasser de lui. Mais ce serait aussi ma propre fin. Il est autant moi que je suis lui, au fond. Toutefois, j'aimerais savoir vivre avec. Réduire l'importance qu'il a sur moi. Ma vie. Chacun de mes mouvements. Chacune de mes pensées. Parfois, je ne peux faire un geste sans qu'il ne se manifeste, je ne peux rappeler un souvenir sans qu'il ne vienne le salir. Je ne sais plus quoi en faire, et j'ai l'impression de n'avoir personne vers qui me tourner. À qui m'adresser ? Qui pourrait m'aider ? De partout, tout le monde dit à ceux comme moi : débrouille-toi. C'est ton problème. Gère-le tout seul. Alors c'est ce que je fais, mais cela ne fait que l'aggraver, bien sûr. Et plus il devient énorme, et je dois prétendre que tout va bien, maintenir le sourire, ignorer les questions d'amis qui se sentent concernés, de la famille qui me connaît si bien, de proches qui ont appris des bribes de mon tourment et, pire encore, de ceux qui, comme moi, subissent le même, ou en ont souffert un similaire. Ou peut-être ne sont-ils pas les pires, non, ce sont ceux qui croient, plein de bonnes intentions, qui vous donnent des conseils si stupides, si génériques, il suffit de faire ceci, de faire cela, c'est tout bête, moi-même à ta place… Rien que d'y penser, j'enrage. Mais pas longtemps. Cela ne sert à rien. Si ce n'est à engraisser la bête, encore, au bout du compte.

 Je me souviens de tous ces actes que je regrette maintenant. Ces mots que j'aurais préférés ne pas dire. Ces pensées que j'aimerais ne pas avoir. Ces choses que j'ai faites, alors que j'aurais pu en faire tant d'autres. Ces intentions si impures, si mauvaises, qui les ont amenées. Et bien entendu, leurs conséquences.

 Certains grandissent avec un ami imaginaire. Moi, ce serait plutôt un ennemi imaginaire. Je suis hanté par cette ombre, ce monstre qui se nourrit de moi, de ma honte.

 Je partage ma vie avec le spectre de la culpabilité et du regret.

 Et chaque jour, il grossit un peu plus.

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