9 - Screech

7 minutes de lecture

 La porte du garage grinça lugubrement.

 « Tu devrais la faire huiler, tu sais, remarqua Anna.

  • Ouais, ouais, je sais. Tu le dis à chaque fois.
  • Bah elle continue de grincer !
  • Gna gna gna. »

 Il lui fit la grimace et elle lui tira la langue en réponse pendant que Daniel, égal à lui-même, les ignorait et partait s'occuper d'allumer le matériel et de vérifier les branchements. Sean leva les yeux au ciel, ou plutôt au plafond en l'occurrence, et partit récupérer sa guitare posée dans un coin en vérifiant les accords. Anna alla à la batterie, grogna sur les mauvaises conditions de stockage tout en battant un rythme aléatoire pour vérifier que tout sonnait comme il le fallait. Daniel, satisfait de son travail, attrapa sa propre basse et joua quelques notes, en la raccordant de temps à autre. Il hocha la tête plusieurs fois et sortit ses protections de sa poche, qu'il enfila à ses oreilles pendant qu'Anna faisait de même. Pendant ce temps, Sean avait fini d'accorder sa guitare et jouait une nouvelle ébauche de mélodie, le visage sérieux et concentré. Ils le regardèrent un instant, envoûtés comme toujours par les sons grinçants et discordants et pourtant si entraînants qu'il tirait de son instrument. Il s'arrêta net quand il se rendit compte qu'ils l'observaient.

 « Qu'est-ce que vous avez à me regarder comme ça, bande d'idiots ? Vous m'avez jamais vu jouer ?

  • On t'admirait, Sean, claqua Anna.
  • Ouais, ouais. Bon, si vous êtes prêts, vous pouvez p'têt arrêter de regarder ma branlette guitaristique et on pourrait jouer un vrai morceau.
  • Moi j'aime bien regarder quand tu te branles, déclara Daniel d'une voix inexpressive.
  • Oh mon DIEU ! explosa Anna, hilare.
  • Okay, vos gueules. Banshee's Call, introduction dans 3, 2, 1… »

 Leur musique explosa en tous les sens, leur écho se propageant jusque dans la rue et au-delà.

 La dernière note de la guitare de Sean, prolongée et grinçante, résonna pendant quelques temps dans le petit bureau. L'homme mit fin à l'enregistrement et sifflota un petit air appréciateur.

 « C'est du lourd ce que vous m'amenez là, les petits. Du bon.

  • V… vraiment ? Ça vous plaît ? s'étonna Anna.
  • Bordel, ouais. Bon, pas dit que vous soyez extrêmement vendeurs, mais c'est unique. J'adore.
  • Merci, dit Daniel avec sa sobriété habituelle.
  • Alors… c'est bon ? demanda Sean.
  • Dans le sens où j'ai envie de vous produire ? Ouaip. On va faire ça dans les prochains jours, mais d'abord, la paperasse chiante. »

 Ils se congratulèrent avant de retrouver leur calme tant bien que mal. Alors qu'ils lisaient le contrat au parler rébarbatif, ils s'agitaient en tous sens, murmurant entre eux, excités. Finalement, ils acquiescèrent aux termes, et signèrent tour à tour. Sean fut le dernier, appuyant un peu trop fort sur le stylo, le faisant couiner dans le silence empli d'excitation anticipée.

 L'alarme brailla, aiguë et désagréable. Sean grogna et repoussa la porte derrière lui. Un membre de la sécurité accourut, et il s'excusa en agitant la main. Anna sortit la tête de sa loge pour voir ce qui se passait, et elle poussa un long soupir exaspéré.

 « Merde, Sean, tu sais qu'on a pas le droit de sortir et rentrer par là.

  • Ouais, ouais. J'avais besoin d'une clope.
  • Tu fais chier.
  • Pardon. »

 Le garde éteignit l'alarme à l'aide de son badge et fit signe à Sean de s'en aller. Ce dernier s'excusa piteusement, mais juste à moitié, et alla voir le reste de son groupe. Anna s'était réinstallée dans sa chaise et tambourinait sur une table un rythme aléatoire, et Daniel attendait, bras croisés et yeux clos, immobile comme une statue. Sean lança :

 « Nerveux ?

  • À ton avis ? répondit Anna.
  • Ouais, ouais. Moi aussi. D'où la clope. »

 Petit silence.

 « Vous croyez que ça va bien se passer ?

  • C'est un peu tard pour s'en inquiéter, remarqua sagement Daniel.
  • Bah je l'fais quand même.
  • Ça ira, déclara Anna. On a répété, non ?
  • Ouais, ouais… Ça va aller. »

 Sean inspira profondément et souffla. Il demanda la bouteille d'eau à Daniel, qui lui lança avec souplesse. Il but pendant plusieurs secondes. Dans la loge, on entendit plus que le rythme continu des doigts d'Anna sur le bois, et le glougloutement de Sean. Il s'essuya la bouche du revers de la main et considéra ses amis avec un sourire, qu'ils lui rendirent.

 Un toc-toc à la porte brisa le moment. Une voix, à l'extérieur :

 « Ça va être l'heure. »

 Ils hochèrent la tête. Daniel se releva, Anna aussi, et ils se serrèrent les uns contre les autres, pour se donner de la force. Daniel fit une remarque salace, Anna rit, Sean pesta. C'est le sourire aux lèvres qu'ils se dirigèrent vers la scène, guidés par les cris de la foule et les sifflements suraigus par-dessus, qui perçaient jusque dans les coulisses.

 Au loin, le hurlement d'une femme. Sean tendit l'oreille, distrait, mais son esprit était ailleurs. Il était vide, assis sur la terre boueuse avec Anna et Daniel, fumant clope sur clope, buvant leurs bières de temps à autre. Le festival continuait, loin derrière eux. La clameur et le bruit, encore et encore. La tête de Sean bourdonnait de toute cette musique. Il avait envie de jouer de nouveau, de ressentir cette force, cette vigueur. Il n'avait jamais été autant vivant. Il en voulait plus, encore.

 « C'était cool, murmura Anna. »

 Ils hochèrent la tête en silence. Les étoiles scintillaient au-dessus d'eux, dans une nuit sans lune et sans nuages, et Sean croyait presque pouvoir les entendre. Sa tête était pleine de bruits, de sons, de nouveaux arrangements.

 Il commença à chantonner quelque chose, un nouveau morceau, une mélodie étrangère qui lui passait par là. Sans rien dire, ils l'écoutèrent, sa voix portant jusqu'au ciel.

 Le flash de l'appareil photo s'accompagna d'un bruit aigu, un peu hors de propos de nos jours. Il persista encore et encore, et Sean ne put s'empêcher de se frotter l'oreille, espérant le déloger. Ses yeux souffraient de toutes ces lumières, et cela faisait des jours qu'il avait à peine touché à sa guitare. Les séances de dédicace, les interviews interminables, aller à des soirées barbantes… Il en avait marre. Il commença à s'éloigner en grommelant.

 « Attends, Sean, on a pas fini ! lui lança Anna. Y a encore… »

 Il la repoussa en grognant.

 « Non ! Que dalle ! Fait chier. Je rentre. »

 La séance photo ne durerait pas plus longtemps. Il sortit du studio en pestant, agrippa son manteau, et sortit dans un matin gris et morose. Il alluma une clope et se barra vers il ne savait où, la cacophonie des klaxons et du bruit des voitures l'accompagnant tout du long.

 Il rejouait encore et encore le même arrangement, le changeant de temps à autre, jamais satisfait de ce qu'il entendait. Daniel l'accompagnait en silence à la basse. Il s'arrêtait quand il s'arrêtait, recommençait quand il recommençait, s'accordait en tous points sur lui. Le bassiste ne proposait plus rien, plus de modifications : Sean s'énervait aussi sec, comme si quelque chose l'irritait en permanence maintenant, et il refusait tout ce qui ne sortait pas de sa bouche. Le guitariste et chanteur cherchait inlassablement, travaillait sur mille arrangements en même temps, faisait hurler sa guitare de la même manière qu'il hurlait sur le manager, l'équipe du studio, l'interne qui lui apportait le café, Anna, Daniel. Il ne restait calme que lorsqu'il faisait grincer sa guitare, les notes agressives se prolongeant dans les couloirs du studio comme après un échappatoire qu'elles ne trouvaient pas, expirant bien avant, ne laissant derrière elles qu'un silence tendu.

 Sean ne prêta pas attention aux gémissements de plaisir de sa batteuse. C'était sa loge, sa vie, il s'en foutait de qui elle baisait. Il jouait de la guitare de son côté, sans arrêt, pendant que Daniel l'observait en silence, bras croisés. La musique couvrait le bruit, au moins. Alors il jouait, sans discontinuer. Il en avait besoin comme jamais, faire traîner ses doigts sur les cordes, arracher des complaintes à son instrument, le faire crier chaque note. Mais quelque chose était brisé, cela ne sonnait plus comme avant, tout sonnait faux. Peu importait. Ça marchait quand même.

 Quelqu'un vint frapper, leur dit que c'était temps. Dans la loge d'Anna, le bruit rythmique cessa. Quelques instants plus tard, elle était prête, en sueur mais impeccable sinon. Sean ne jeta même pas un œil par la porte entrebâillée, il n'en avait rien à foutre, tout ce qu'il voulait c'était jouer, aller sur scène, retrouver ce plaisir cru. Ils enchaînaient les tournées, les concerts, les soirées, ils ne faisaient plus que ça. Daniel et Anna avaient de plus en plus de mal à suivre. Sean avait des cernes qui lui dévoraient le visage, bien cachés sous son maquillage. Il était fiévreux. Il secouait la tête régulièrement, comme s'il chassait quelque chose, marmonnait souvent. Ses amis ne le reconnaissaient plus, ne se reconnaissaient plus, le suivaient par habitude, parce que c'était ce qu'ils avaient toujours fait.

 Ils sortirent des coulisses et arrivèrent sur scène. Sean ouvrit grand les bras, accueillant le déferlement sonore de la foule. Applaudissements, hurlements, sifflements, fureur qui recouvrait tout, remplaçait tout, annihilait sa tête et ses oreilles… Il souffla de plaisir, tremblant d'anticipation.

 Et maintenant… musique.

 Silence.

 Hormis ce sifflement, éternel.

 II n'avait fait que s'aggraver, avec le temps.

 Sean cligna des yeux. Le médecin le regardait avec un air peiné. Il l'entendait de si loin, et ce sifflement qui ne cessait pas…

 « Je suis désolé, mais… c'est irréversible. Votre audition est trop abîmée… Et ça ne va qu'en s'aggravant. »

 Sean le regardait sans comprendre. Anna était là, elle pleurait. Daniel la serrait contre lui. Sa tête était vide, il n'entendait plus aucune mélodie, il n'y avait plus que cet horrible sifflement lui crevant les tympans, la tête, la moelle, les dents. Il articula quelque chose, tenta tout du moins, mais il ne sut pas ce qu'il dit. Tout était brouillé, flou.

 Il sentit ses mains s'agiter d'elles-mêmes. Il les regarda, sans comprendre, ne les contrôlant pas. Puis il pleura, pleura encore et encore, sans s'arrêter, ses sanglots à peine discernables à sa propre oreille.

 Et ses doigts continuaient, ils grattaient, frottaient, pinçaient, mais il n'y avait rien entre ses mains, aucune guitare, aucun instrument. Il ne lui restait plus rien. Rien qu'une note stridente, lugubre, annonçant la mort prochaine de son ouïe, et alors, plus aucun autre son n'entrerait jamais dans son oreille. Plus aucun bruit. Plus une musique, plus un chant, plus une note.

 Seulement le silence de la tombe.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Planeshift ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0