10 - Gigantic

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 Chaque matin, c'était le même rituel. Les yeux encore lourds de sommeil mais le regard déterminé, il s'installait, se préparait à sa tâche minutieusement, s'étirait un peu, faisait rouler les muscles de sa nuque… Puis, une fois prêt, avec une expression pleine de concentration, il ouvrait la boîte de Pandore.

 Aussitôt, c'était un déferlement. Il restait calme face à l'horreur sous ses yeux, impassible, laissant chaque vague s'écraser sur lui avec la même indifférence, attendant la fin du déluge. Puis il se mettait à l'ouvrage, avec un zèle et un calme posé, abattant ses foudres avec une régularité de métronome. Cela en devenait presque mécanique. Il faut dire qu'il en avait pris l'habitude, à force. Chaque jour, toujours la même chose, la même tâche… Et plus le temps passait, plus il avait l'impression que le problème s'aggravait, que ce travail pour lequel il ne recevait ni remerciement ni admiration devenait chaque jour plus dur, plus intense, mais il s'y attelait avec la même diligence, conscient que c'était son devoir, simplement quelque chose à accomplir pour pouvoir continuer sa journée en toute tranquillité.

 Il se sentait tel Sisyphe, poussant son rocher chaque jour, conscient qu'au bout du compte, son exploit serait annihilé dès le lendemain, et qu'il lui faudrait dès lors recommencer, encore et encore. Il était tentant de se laisser aller. D'abandonner, tout bonnement. Ou, pire encore, de se laisser submerger, de se perdre dans cette marée noire… Mais non, il ne le pouvait pas. La tâche était titanesque, oui, mais il ne pouvait pas arrêter.

 De la même manière qu'il ne pouvait pas tout faire dans la précipitation. Oh, bien plus tôt, bien avant cela, il avait essayé, laissant sa colère être maîtresse de lui-même, et sa fureur avait tout châtié, d'un seul coup, une rage aveugle qui n'avait laissé derrière qu'un blanc cristallin, pur et vide de toute substance. Avant de se rendre compte de la terrible erreur qu'il avait ainsi commise : en annihilant tout, il avait fait des dommages collatéraux, parfois irréversibles. Depuis, il avait appris la patience, la détermination, la précision.

 Car au milieu de ce fleuve pollué qu'il s'évertuait à purger de sa crasse, flottait encore quelques bouteilles, précieuses, contenant trésors rares et messages cruciaux. Il naviguait le Styx, inlassable, et de temps à autre, plongeait la main dans ses eaux, pêcheur aux yeux clairs et au geste vif cherchant le gardon survivant au milieu d'une mare de brochets. Il sortait l'âme égarée au milieu des damnées et la gardait à son bord, la serrant précieusement contre lui et la mettant à l'écart, tandis que les autres s'évertuaient à attirer son attention, aguicheuses, promettant monts et merveilles. Mais il n'écoutait pas : il avait déjà, par le passé, succombé à de telles tentations. Il en connaissait le prix.

 Parfois, hélas, peut-être était-ce la fatigue, une perte de concentration passagère, il ratait son coup. Son geste était maladroit, et il frappait à côté, et alors qu'il retirait la main des flots, il sentait leurs griffes, ils s'acharnaient à vouloir rester, prenaient toute son attention, accaparaient tous ses sens… Le calme était de mise en ces moments-là. Paniquer ne servait à rien. À la longue, il avait aussi appris à gérer ces erreurs, et, avec le même zèle qu'avant, frappait d'un seul geste, précis et meurtrier, faisant taire les démons. Puis il reprenait sa tâche, comme si de rien n'était.

 Quelques fois, comme aujourd'hui, il se demandait ce qu'il avait fait pour subir un tel sort, chaque matin. Quelle déité avait-il offensée ? Ou bien était-ce le lot de son existence, de la voie qu'il avait choisi ? Ce tourment incessant, chaque jour, répété encore et encore, était-ce là son destin ? Et malgré tout, elle ne devenait pas plus aisée avec le temps, oh non, au contraire. Il sentait son poids sur ses épaules s'agrandir, et parfois, il se demandait s'il n'aurait pas dû faire autre chose, si seulement il avait su. Mais il était trop tard maintenant, il était trop vieux, sans doute, trop ancré dans ses habitudes. Habitué même à cette tâche rébarbative et répétée, labeur insensé et démesuré au regard de ce qu'il y gagnait, ouvrage silencieux, sans gloire ni honneur. C'était simplement ce qu'il devait faire, chaque matin…

 « Eh, Michel, tu viens ? La réunion de neuf heures va commencer.

  • Hm ? Oh, oui, j'arrive tout de suite. Je finis juste de trier mes mails.
  • Ah, toi aussi tu es envahi par le spam, hein ? À se demander pourquoi on paye ces informaticiens…
  • À qui le dis-tu. »

 Michel cliqua une dernière fois, cochant bien la case du dernier mail qui lui assurait, comme tant d'autres, d'élargir son pénis à des tailles défiant toutes raisons. En soupirant, il l'envoya lui et tous ses congénères dans le Tartare des mails aux promesses titanesques, et vida la corbeille.

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