5 - Long

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 Voici ce qu'il se passa durant la minute la plus importante de la vie de Théophile Davancourt.

 La première chose qu'il se passa fut qu'il tomba en avant, suite à l'arrêt soudain, brusque et surtout inattendu du bus dans lequel il se trouvait. Il faut dire que le chauffeur n'avait pas trop eu le choix : sur la route venait de débouler ce qui ressemblait diablement à une chèvre, coursée de très près par un cerf et, juste après, une vieille dame accompagnée d'un poulet. Tout ceci n'avait qu'une incidence très périphérique sur la vie de Théophile, en théorie, mais c'est ce qui le projeta presque littéralement vers un futur radicalement différent.

 Si il était présentement en train de tomber, c'était parce qu'il venait de se lever avec une certaine précipitation, s'apercevant que son arrêt était dans une poignée de secondes, et que s'il ne voulait pas rater sa rentrée, il valait mieux se dépêcher. Jusqu'ici, presque toutes ses rentrées scolaires s'étaient déroulées avec au moins un incident majeur, toujours embarrassant, et il espérait que cette troisième année de licence en sociologie serait l'exception. Hélas, l'Histoire avait le goût de la répétition, et il était donc présentement en train de chuter, ce qui promettait d'être assez douloureux.

 Quelque part, c'était tant mieux pour lui. Bien que Théophile Davancourt, dit Théo, ou Ted pour certains de ses amis proches, Teddy pour sa mère depuis sa période new age dont elle n'était jamais vraiment sortie et avec qui il avait du mal à communiquer parfois, notamment au sujet de son père qui avait disparu un beau soir dans son enfance, dans un terrible accident d'avion selon la version officielle maternelle, avec sa secrétaire dans le premier vol en direction des Caraïbes apprendrait-il dans quelques années, Théo donc, qui était doté d'une certaine malchance quant à sa rentrée, venait d'éviter de justesse de se faire voler son porte-feuille par sa voisine de siège, une jeune femme charmante au demeurant, petit nez retroussé, bouche menue, quelques subtiles tâches de rousseur ici et là, et tout un tas de descriptifs attrayants du même tonneau, discrète toutefois, assez justement pour pouvoir plonger la main dans la poche de son voisin et commencer à en tirer un vieux porte-feuille en cuir sans que celui-ci, plongé dans une lecture d'un livre de sociologie au titre peu engageant et à la couverture abîmée – récupéré d'occasion à une brocante, Théo découvrira qu'un défaut d'impression plus qu'improbable a imprimé une page sur deux à l'envers à partir de la page 87, ce qui ne facilitera pas sa lecture. Théo, se redressant d'un coup et par surprise, déstabilisera Camille – notre pickpocket en herbe, et gardera ainsi la pleine possession de son porte-feuille, mais pas celle d'un petit pendentif qui glissera de la poche, et sera récupérée par Camille. Le bijou, orné de multiples cristaux colorés, est un cadeau maternel pour le jeune homme, dont il n'avait que faire mais qu'il a gardé pour faire plaisir à sa mère, puis par habitude, puis par sentimentalité. Il pensera l'avoir perdu, jusqu'à ce qu'un jour, il l'aperçoive au cou de la jeune fille, étudiante sur le même campus que lui, et s'ensuivra alors une suite d'événements cocasses dignes d'une comédie romantique de qualité, qui mènera jusqu'à leur éventuel accouplement – je parle ici de leur mise en couple, pas du coït, bien que celui-ci adviendra aussi, comme cela a tendance à se faire, avouons-le. Fort heureusement pour eux deux, cela ne durera pas, mais ils resteront bons amis des années durant, et cela deviendra un jeu pour elle de lui voler régulièrement le pendentif, qu'il s'efforcera de récupérer avec la même régularité. Mais pour l'heure, nous n'en sommes pas encore là : Théo est en vol, Camille le regarde les yeux écarquillés en train de se vautrer, serrant entre ses doigts le pendentif.

 Théophile s'étale de tout son long sur un autre étudiant - il faut dire que le bus en est rempli, en cette heure matinale, un individu du nom de Rémi. Rémi était en l'occurrence en train de parler avec sa demoiselle, une fille d'un an sa cadette du nom d'Aurélie. Ils sont en couple depuis un peu moins de deux ans, suivent des cours radicalement différents, et prennent le bus ensemble le matin. Rémi a mal dormi cette nuit : ils se sont encore disputés la veille au soir, pour une broutille en plus, il a des cernes et est sur les nerfs. Il sait qu'il aime sa tendre, il sait aussi qu'elle l'aime, mais une tension s'est installée entre eux, tension qu'il ressent physiquement, comme s'il était un ressort qu'on aurait remonté. Ce qui fait que lorsque Théo le bouscule, il réagit au quart de tour et projette son coude en arrière, par réflexe, pour le repousser, mais avec la force caractéristique et la rapidité que confèrent des années d'entraînement d'arts martiaux. Le problème étant que le mouvement de Théo était plus qu'involontaire, et que pour le coup, son visage se retrouve au niveau du coup en question, tant et si bien que son nez se retrouve écrasé par le coude de Rémi, ce qui a des conséquences assez désastreuses en général pour l'intégrité du cartilage. Ce qui ne manque donc pas d'arriver : Ted hurle de douleur, son nez est désormais salement abîmé et déjà du sang coule, jaillit même. Aurélie crie sur Rémi, mais ne laisse pas sa colère l'arrêter, elle réagit dès l'instant où elle a compris la situation et pose son sac, en sort des mouchoirs tout en continuant d'invectiver un Rémi qui tente de se justifier tant bien que mal, mais avec un air coupable qui ne trompe personne. Notre grand gaillard au coude un peu trop prompt s'excuse auprès de Théo, se penche à son tour et demande si ça va quand même. Théo ne le sait pas encore, mais Rémi va bientôt devenir son ami, d'ici quelques semaines, et Aurélie aussi, par la même occasion, et au fil du temps ils se connaîtront de plus en plus, Rémi sera là un soir où il parlera de Camille en disant qu'il ne savait pas où cette relation allait, au fond, et Rémi avouera que lui non plus, avec Aurélie, c'est compliqué maintenant, et ils boiront à leur incompréhension de la gent féminine, boiront un petit peu trop, tant et si bien qu'au petit matin, Ted se réveillera nu dans le lit de Rémi, avec une horrible gueule de bois et un souvenir pas assez flou à son goût de la soirée précédente. Rémi entamera une rupture avec Aurélie mais sa relation avec Théo restera plus ou moins secrète, ne tenant pas en l'état et finissant par se dissiper, Rémi se rendant compte qu'il aime encore son ex, et lorsque, coupable, Théophile ira voir la jeune femme en question pour lui expliquer en pleurant toute l'étendue de ce qui s'est passé dans son dos, elle le remerciera avant de lui mettre la claque la plus violente qu'il recevra jamais de sa vie. Puis, bien plus tard, une relation mêlant la haine et l'amour s'initiera entre elle et lui, alors que parallèlement à ça, Rémi oscillera entre eux deux, chose qui finira enfin par être conclue par une remarque pertinente de Camille lorsque Ted se sera confié à elle : ils devraient tout simplement former une triade, les abrutis. Ce qu'ils finirent par faire, mais pas avant une série de quiproquos, d'altercations, de retournements de situation et autres stupidités diverses plus improbables les uns que les autres, et en même temps, parfaitement naturels. L'étrange triangle amoureux, extrêmement instable au début, finira par s'établir, et tous les trois découvriront les joies de ce bizarre ménage à trois, l'amour qu'ils se portent les uns les autres variant par vagues, mais la venue de Teddy s'avérera être un élément stabilisateur parfait pour Rémi et Aurélie, le jeune homme les aidant à communiquer et régler leurs problèmes, tampon idéal entre eux deux. Et lui-même trouvera tout ce qu'il souhaitait dans cette relation, sans même savoir qu'il le cherchait, et sans pouvoir exactement mettre le doigt dessus.

 En tous les cas, pour le moment, il met surtout son doigt sur son nez, ainsi que le reste de sa main, tenant l'amas de mouchoirs en papier contre la bouillie qu'est devenue le milieu de son visage, ou tout du moins est-ce l'impression qu'il en a. Il a mal, il pleure, trop de monde l'entoure, jusqu'à ce qu'au moment même où il a cette pensée, tous s'écartent (il pense alors à ce moment là « Faites que je n'aie plus mal au nez », mais l'Univers est taquin et n'obéit pas). Théophile ne peut pas le savoir, étant donné l'état de son appendice nasal, mais l'une des raisons qui pousse les gens à trouver de l'espace pour s'éloigner de lui est l'odeur qu'amène avec lui un passager venu du fond du bus, un clochard habituel qui se pose toujours sur deux sièges et s'étale là, finissant sa nuit au chaud, empestant tout l'arrière du véhicule et forçant les autres passagers à s'écraser les uns sur les autres le plus loin possible de l'odeur pestilentielle et de sa source. Et le voilà qui se dirige droit vers Théo, bousculant ceux qui n'ont pas le temps de s'écarter, concentré sur son objectif, le jeune homme étalé par terre répandant ses fluides vitaux un peu partout. Il s'accroupit à ses côtés, et Ted regarde réellement pour la première fois cet homme qu'il a déjà vu plusieurs fois les deux dernières années, sans jamais en prendre note pour autant. L'individu a les cheveux mi-longs, sales et gris, comme sa barbe qui lui dévore la moitié du visage, un bonnet rouge rabattu sur la tête jusqu'aux sourcils, une grosse écharpe verte trouée et tachée par mieux vaut ne pas savoir quoi, une doudoune épaisse bleu foncé qui a connu des meilleurs jours, d'épaisses chaussettes dans des sandalettes complètement hors saison, bref, c'est un stéréotype, mais son regard est diablement perçant, lucide, il ne sait pas pourquoi mais Ted ne s'attendait pas à ça, et il se rendra compte bien plus tard que c'est parce que toute son opinion sur les vagabonds a été construite par toute une culture, des histoires dépeignant ces gens comme des alcooliques, des abrutis, des personnes troublées, et jamais comme des êtres humains qui, simplement, n'ont pas eu de chance, à un moment ou un autre, peut-être dès le début, peut-être plus tard, et peut-être n'est-ce même pas de la chance parfois, c'est juste quelque chose qui arrive, et le voilà qui se retrouve face à cet homme accroupi qui le scrute attentivement, et son nez est rouge comme le sien doit l'être, pense-t-il de manière tout à fait incongrue, mais ça l'amuse malgré lui. Il reste toutefois trop étonné et sonné pour réagir quand il lui retire les mouchoirs agglomérés avec une délicatesse surprenante, lui touche le nez du bout de ses doigts rêches mais étrangement tendres, et quelques instants plus tard, la voix rauque et mélodieuse du vieillard lui dit que tout va bien, son nez n'est pas réellement cassé, il devrait juste se rendre à l'infirmerie pour commencer, cela devrait suffire. Puis il s'en retourne au fond du bus et part s'y rendormir, et Théophile ne le sait pas encore, mais il va reparler à cet homme, bien souvent, il apprendra, par bribes, son histoire, qu'il jurera de ne jamais répéter, aussi me garderai-je bien de briser cette promesse. Ce que je vous dirai, en revanche, c'est ce que Théo fera : il aidera cet homme, autant qu'il peut, et orientera ses études sur toute cette couche de la population que nous méprisons et ignorons tant, tous ceux qui déjà ne sont plus tout à fait dans la société, sont à la frontière, jamais tout à fait dehors, mais jamais dedans non plus, il présentera une thèse sur le sujet, parcourra les rues pour parler à ces humains abandonnés par les leurs, tentera, par son travail, de changer les choses, de convaincre les bonnes personnes, de faire quelque chose. Je ne peux pas vous dire qu'il réussira. Mais il n'échouera pas pour autant. Il deviendra juste quelqu'un qui, par le plus grand des hasards, se sentira enfin suffisamment concerné pour faire quelque chose. Il ne pourra pas dire si c'était bien, ou si c'était mal. Il ne dira pas qu'il est quelqu'un de bon, ni que les autres sont mauvais. Il dira simplement que l'humanité est ce qu'elle est, tout simplement, et que chacun fait ce qu'il peut, comme il peut, et comme il le veut, à son échelle. Et que c'est tout. Ni plus, ni moins.

 Et tout ceci, rendu possible uniquement par un simple événement.

 Une course-poursuite improbable mettant en jeu une chèvre, un cerf, un poulet, et une vieille passablement énervée.

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