Juste un bout de tissu

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Elle s’appelle Faiza. Jeune femme de dix-neuf ans, originaire de Casablanca, dynamique, étudiante en anglais. Elle aime rire, passer du bon temps avec ses amis, peindre, écrire des poèmes en arabe, porter des vêtements à la mode mettant en valeur sa féminité.

Et puis elle rencontre Kamal. Casablancais également, il vient de décrocher son premier job de représentant en produits pharmaceutiques. Il aime rire, passer du bon temps avec ses amis, boire un verre de temps en temps, fumer une clope ou deux, voire un petit joint si l’occasion se présente.

Entre Kamal et Faiza c’est le coup de foudre. On se fréquente platoniquement, on sort en présence du grand-frère de la demoiselle, on s’envoie des SMS tendres qui, peu à peu, deviennent coquins. L’atmosphère entre eux s’échauffe. Les mains se baladent effrontément dès que l’occasion se présente, le désir monte et se fait impérieux.

Seulement voilà, dans un pays musulman, point d’acte avant l’acte… alors on le signe cet acte… pour passer à l’acte.

Passage devant l’adoul, signature, enregistrement de la dot. La jeune épouse est recouverte de henné et supporte, immobile, sa mise en exposition, pendant que son époux fanfaronne avec les invités.

Le lendemain, on double le nombre de convives, on sort les parures, la musique bruyante, les plats raffinés. Notre mariée doit, à elle seule, assurer un défilé de caftans de plus ou moins bon goût.

Huit heures du matin. Le couple gagne sa chambre chez les parents de Kamal (ils n’ont pas encore les moyens d’avoir leur nid à eux). Fatigue, empressement… une première fois vite pliée, sans fantaisie ni plaisir… mais le drap est attendu à la fenêtre. Quand Faiza sort de la maison, elle porte, pour la première fois de sa vie, un foulard. Elle l’aime plus que tout son homme. Alors, pour éviter que Kamal n’ait à se soucier du regard des autres, Faiza a accepté de se couvrir la tête, les bras, les jambes. Elle a jeté tous ses vêtements d’avant. On ne la verra désormais plus qu’en tenue traditionnelle ou camouflée dans des tuniques et pantalons larges. Qu’importe ! Il est l’homme de sa vie et, pour lui, elle est prête à tout.

Les semaines passent, puis les mois. Les jeunes époux se découvrent, apprennent à se connaître dans leur intimité. Faiza est une femme en or : elle cuisine à merveille, tient sa maison parfaitement bien, écrit de merveilleux poèmes, sourit en permanence, gâte son petit mari, met consciencieusement son foulard chaque matin et prie chaque jour pour que ce bonheur dure toute la vie.

Encore étudiante, elle tombe enceinte de leur premier enfant. Kamal, lui, commence à laisser traîner ses chaussettes et passe quelques soirées par semaine au café avec ses potes. Mais il est gentil, ne boit plus, ne fume plus et fait sa prière.

Le bonheur frappe encore à leur porte avec l’arrivée de Yasmine, leur magnifique petite princesse. Même si la jeune mère a un peu de mal à gérer le bébé, la maison, ses études, ses envies et celles, un peu différentes, de Kamal, elle garde le sourire et assure, quoi qu’il arrive.

Faiza décroche enfin son diplôme, fatiguée, mais comblée. Kamal cherche un autre travail pour pouvoir acheter un appartement. Une deuxième petite fille pointe sa frimousse. Kamal a décidé, elle s’appellera Widad. Maman n’est pas ravie parce que c’est le nom d’une équipe de foot mais bon, elle avait choisi le prénom de la première alors, elle doit bien ça à son mari.

Au bout de quelques années, un grand changement s’annonce. Tous deux décrochent un nouveau travail, à Agadir. Ils achètent un appartement dans une charmante résidence et inscrivent les filles dans des écoles privées. Il fait beau pratiquement toute l’année. Faiza se plaît ici. Mais elle a chaud, trop chaud, sous ses tenues traditionnelles et son foulard. Ses sœurs sont parties à l’étranger, s’affranchissant de ces contraintes. Secrètement, elle rêve de faire la même chose. Elle n’a même plus le temps d’écrire ou de peindre pour s’évader. Et puis Kamal ne la regarde pratiquement plus depuis la naissance de la petite dernière. Pour lui c’est boulot, café et foot tous les jours. L’éducation des filles ne l’intéresse plus. Elles ont sept et quatre ans… trop compliqué à gérer.

Faiza court à droite, à gauche. Elle travaille dur, conduit les petites à l’école, à leurs activités extra-scolaires, leur organise des anniversaires magiques, les emmène à la plage chaque week-end. C’est une jeune femme moderne qui vit avec son temps. Ses copines sont de toutes nationalités et la vie de ses sœurs lui fait de plus en plus envie. Faiza rêve d’un ailleurs, sans ces stupides contraintes traditionalistes étouffantes. Un ailleurs où elle pourrait se montrer telle qu’elle est et laisser libre cours à ses envies, ses désirs, son imagination. Cependant, entre ce qu’elle voudrait et ce qu’elle peut, il y a un morceau de tissu, un simple morceau de tissu qui l’enferme chaque jour un peu plus. Kamal la délaisse presque totalement, à part pour ses besoins égoïstes. La jeune femme se transforme en prostituée domestique, n’acceptant de satisfaire son époux que sous certaines conditions. Elle pense au divorce. Mais, même si les femmes peuvent désormais le demander, il y a le risque d’une bataille sans merci qu’elle ne veut pas faire subir à ses filles.

Et puis, lors d’un de leurs rares moments d’intimité, Faiza tombe enceinte de sa troisième princesse. Cette fois, elle décide de s’imposer… et fera, aux yeux de son entourage, bien pire que demander le divorce.

À bas la tradition, la petite s’appellera Julia. Kamal est furieux et le bras de fer dure jusqu’après la naissance. Mais Faiza en a marre de courber le dos. C’est une battante… et elle gagne cette manche. Elle prend alors la décision de désormais vivre pour elle. Elle s’impose davantage dans son travail et décroche de nouvelles responsabilités… et quelques regards langoureux du nouveau directeur qui, très vite, lui déclare sa flamme. Elle porte le foulard pourtant ! Qu’à cela ne tienne, puisque le foulard n’a rien empêché, elle éconduit l’admirateur et envoie valser cet horrible morceau d’étoffe.

Kamal ne décolère pas. Faiza s’en fiche. Sa mère veut la renier. La jeune femme impose sa façon de penser. Son frère aîné veut la tuer. Elle porte plainte.

Et, toujours avec le sourire, elle refait sa garde-robe, redessine sa silhouette, teint ses cheveux, se remet à écrire et expose ses peintures.

Kamal a fini par se taire et passe son temps au café devant les matches de foot. Faiza n’en a cure. Elle revit… pour elle, pour ses filles. C’est une femme magnifique et épanouie, une mère formidable, une amie fidèle.

Et, chaque jour, elle prie et remercie son dieu de l’avoir menée jusque-là.

********

Cette jeune femme existe. Elle est l'une de mes meilleures amies. Beaucoup de mots utilisés dans ce texte ont été prononcés par elle. J'essaie, par ces lignes, de rendre hommage à sa détermination et à l'amour inconditionnel qu'elle porte à ses filles.

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