Chapitre 2

7 minutes de lecture

J'ai redécoupé mon texte, le premier chapitre était un peu long ! Du coup, les 2/3 de ce chapitre était déjà publié, seule la fin est nouvelle et le chapitre suivant :) Bonne lecture ^^

second edit : j'ai rajouté des notes sur les mots japonais pour faciliter la compréhension :)

***

Comment ? A quel point le temps est-il plus lent ? » S’inquiéta M. Nakamura. Son regard se porta sur son propre corps ; il n’avait pas eu l’impression que le temps était ralenti lorsqu’il observait le personnel s’activer autour de lui.

« Beaucoup plus lent. » Martela l’Ankou. Ses mots tombèrent comme une sentence aux oreilles de M. Nakamura. « Je ne sais pas si tu as regardé l’heure à mon arrivée ? Moi, oui. Il ne s’est écoulé qu’une trentaine de secondes depuis. »

M. Nakamura se redressa et regarda paniqué l’horloge murale : 00h03. Il fixa la trotteuse, elle sembla immobile jusqu’à ce qu’elle bouge d’un cran, le faisant sursauter.

L’Ankou regardait l’horloge avec un mélange de dégoût et de lassitude.

« Vas-y, compte ! » le défia-t-il.

M. Nakamura le dévisagea. Il n’osait pas compter. Une année était déjà très long, il était terrorisé à l’idée de ressentir cette année comme si c’en était deux… ou même trois. Un serpent glacé semblait se mouvoir dans son ventre en repensant à la trotteuse : elle avait mis bien plus que 3 vraies secondes à bouger. Impuissant, il laissa son visage tomber entre ses mains.

« Tu ne veux pas compter ? » Se moqua l’Ankou.

M. Nakamura se redressa, prêt à lui dire d’aller se faire voir, mais le sourire cruel qu’affichait le serviteur de la Mort lui coupa toute envie de se montrer désobligeant.

« Tu veux que je te le dise ? Ou peut-être préfères-tu avoir la surprise ? »

M. Nakamura fronça les sourcils et fit « non » de la tête. Lentement, il se tourna vers l’horloge murale. Il attendit ce qui sembla être une éternité qu’elle bouge afin de pouvoir commencer à compter. Tout son être tremblait dans cette attente inquiétante. Lorsqu’enfin elle bougea, il se mit à compter.

Ichi…

Ni…

San…

Shi

Plus il comptait, plus l’horreur de la mission qui l’attendait semblait lui peser sur les épaules, alourdissant son corps spectral, brisant toute volonté, toute énergie.

… Jῡ *. La trotteuse bougea. La sentence était tombée.

M. Nakamura avait les yeux figés sur l’horloge, horrifié, incapable de faire face à son destin.

« Inutile de recompter, mec. T’as juste.

— Sonna koto wa arienai ! Arienai ! Arienai ! » Murmurait le vieil homme en boucle, les yeux toujours rivés sur cette maudite trotteuse, retrouvant l’usage de la parole, mais en proie à une terreur sans nom.

L’Ankou soupira, les épaules basses, le dos courbé, abattu par une année de labeur.

« Le nier ne changera rien. Le temps passe dix fois plus lentement dans les limbes. C’est comme ça, fais-toi une raison. Plus vite tu acceptes cette fatalité, mieux c’est… ou du moins, moins abominable sera l’année à venir.

M. Nakamura se retourna avec vivacité pour faire face à son interlocuteur, les traits tendus.

« Et si je refuse ?

— Si tu refuses quoi ? Que le temps s’écoule différemment ? ricana l’Ankou, agaçant M. Nakamura.

— Non ! Que se passe-t-il si je refuse de le faire ? Vous l’avez bien fait pendant un an, vous pouvez le faire un an de plus ! »

C’était le comble de la lâcheté pour M. Nakamura, lui qui avait toujours été une personne digne et respectable de son vivant, il ne se reconnaissait plus. Pourtant. Pourtant, il était hors de question pour lui de passer 10 ans à déambuler dans les limbes ! La honte le consumait, mais il préférait cela à cette condamnation. Il s’attendait à ce que l’entité face à lui se mette en colère, mais au lieu de quoi, elle eut un rire amer.

« Tu peux refuser… »

Une fausse joie s’empara du corps du vieil homme.

« Mais je ne te le conseille pas. »

Le ton était sec, tranchant, plus proche de la menace que du conseil. Le semblant de joie ressenti se transforma en étau serré glacial autour de M. Nakamura. D’une voix bien plus plaintive qu’il ne l’aurait voulu, il murmura la question qui le consumait, bien qu’il ne soit pas sûr de vouloir entendre la réponse.

« Pourquoi ?

— Pourquoi ? » répéta l’Ankou avec étonnement. « Tu veux vraiment le savoir ? » demanda-t-il avec un sourire carnassier qui n’avait rien de chaleureux.

Le vieil homme se contenta de baisser les yeux, partagé entre la honte et la terreur.

« C’est ce que je pensais. » Commenta l’Ankou avec une exclamation hautaine.

M. Nakamura garda la tête baissée, fixant ses mains. Elles étaient ridées, osseuses, les doigts légèrement déformés par l’arthrite. C’étaient les mains d’une personne lettrée, il n’avait jamais aimé cuisiner, aussi il avait rarement manipulé des couteaux. L’arme la plus aiguisée qu’il ait jamais utilisée était un stylo pour noter ses élèves et là encore le terme « arme » était inapproprié : sous ses airs durs et froids, M. Nakamura était une personne douce et juste, même face à la plus mauvaise des copies, il avait toujours cherché des points positifs pour valoriser le travail fourni. Il avait passé toute sa vie sans jamais se battre, sans jamais faire preuve de la moindre violence et aujourd’hui il se retrouvait face à un devoir des plus improbables et rebutants : faucher des âmes.

Il releva les yeux, juste assez pour voir la faux de son interlocuteur. L’outil était horrible et horriblement antique. Nul doute qu’il était passé entre les mains de nombreux sujets de la Mort, et ce depuis des décennies, voire des siècles… Il ne s’agissait pas d’un bel outil de grande facture. Le manche en bois était terriblement usé et sale, impossible d’en déterminer l’origine. Mais cela n’était rien face à la lame. Arquée, presque aussi longue qu’une de ses jambes, elle était dévorée par la rouille, le tranchant très irrégulier, ébréché par endroit et pourtant, nul doute qu’elle était capable de trancher un homme en deux ! Il réprima tant bien que mal un frisson de dégoût. Non, il ne pouvait se résoudre à poser ses mains sur un tel instrument !

Voyant l’indécision de son successeur, l’Ankou commença à perdre patience.

« Bon, écoute vieux ! Je veux bien que le temps passe plus lentement ici, mais c’est pas une raison pour mettre dix plombes ! J’t’ai expliqué le taff, il est pas super sympa, mais il est pas compliqué ! Alors, tu fais quoi ? Tu portes tes couilles comme un homme ou tu te dégonfles ? »

Cette fois, c’en était trop ! Piqué au vif par le manque de respect de l’Ankou, M. Nakamura se releva d’un bond, en proie à un mélange incohérent de sentiments, il vociféra un mélange confus de japonais et de français.

« DAMARE !! Comment osez-vous ! Bakayarou ! Comme si c’était si facile comme décision à prendre ! Kuso !! Ano baka **!! »

L’Ankou, d’abord surpris par ce débordement, éclata d’un rire glacial.

« Mais précisément ! C’est très facile à prendre comme décision…

— Ne faites pas l’idiot ! Répondit le vieil homme. Vous savez très bien ce que j’entends par là !

— Non, pas vraiment. » répondit froidement son funèbre interlocuteur. « Fini de rigoler, voilà le merveilleux choix qui s’offre à toi : soit tu prends cette faux et t’acceptes la mission qui t’est échue. Tu vas te sentir seul, tu vas être malheureux, lentement tu vas sentir ton âme s’assécher jusqu’au jour où tu pourras transmettre cette tâche au suivant. Soit tu te dégonfles. Et là, mon vieux, je te conseille de trouver une super planque dans les limbes, une planque lointaine et inconnue de la Mort, parce que si Elle te retrouve, Elle va te faire regretter ta lâcheté et tu vas la supplier de te tuer une seconde fois, mais au lieu de te tuer, elle te tendra cette merde. » L’Ankou souleva la faux. « Et que tu le veuilles ou non, tu devras remplir cette mission. »

M. Nakamura ferma les yeux, désemparé. Rien ne l’avait préparé à cela. Avec l’âge, il avait commencé à penser à la mort, aux dernières choses qu’il voulait faire, qu’il voulait partager avec sa douce épouse — d’où ce voyage à travers la France — avant de rejoindre ses ancêtres au royaume du Ciel. La Mort l’avait attrapé plus vite qu’il ne l’avait planifié. Faire face à sa dépouille avait été un choc, il pouvait néanmoins l’accepter. En revanche, rien ne l’avait préparé à ça !

L’Ankou reprit la parole, sa voix trahissait son impatience grandissante.

« T’as pigé ? Soit la méthode douce, soit la méthode douloureuse. C’est le seul choix que t’as mon pote. »

Le vieil homme rouvrit lentement les yeux dévisageant l’Ankou avec désespoir.

« Pitié… murmura-t-il d’une voix plaintive

Le serviteur de la Mort ricana.

— De plus mignonnes que toi ont essayé avant ! » répondit-il avec condescendance. « La vérité c’est que la pitié c’est un truc pour les vivants. Pour les morts il n’y a rien, ils ne peuvent que faire face à la fatalité. Comme toi à cet instant. »

Un silence assourdissant envahit brutalement la pièce. L’instrument de mort était tendu face à lui, il n’avait qu’à tendre la main. M. Nakamura jeta un dernier regard vers l’horloge, il vit l’aiguille des minutes bouger, le son qu’elle fit lui sembla assourdissant, terrible. 00H04. Il prit une grande inspiration et s’efforça de ne penser à rien lorsqu’il fit de nouveau face à son interlocuteur. Il expira lentement et s’appliqua à oublier qui il était, tandis qu’il tendait la main, se résignant à faire face à son devoir et s’emparant de son outil.

* ichi ; ni ; sans : un ; deux ; trois

shi : quatre -> en japonais 4 (四) peut se prononcer "shi" (pronociation japonaise) ou "yon" (prononciation sino-japonaise). Au quotidien, les japonais utilisent massivement "yon", car "shi" signifie également "mort" ( 死) en japonais. Aussi, si en Europe on évite le 13, au Japon on évite le 4 ; il n'y a pas de chambre 4 dans les hopitaux et s'il y a plusieurs étages, on passe parfois directement du 3 au 5.

Jῡ : dix

** DAMARE !! Comment osez-vous ! Bakayarou ! Comme si c’était si facile comme décision à prendre ! Kuso !! Ano baka :
damare : la ferme

bakayarou : imbécile

kuso (se pronoce kso) : merde

Ano baka : une autre façon délicate de traiter quelqu'un d'imbécile ^^


Annotations

Vous aimez lire Pattelisse ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0