Chapitre 3

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A l’instant même où ses doigts noueux se posèrent sur le manche usé, il sentit une vague de froid le saisir jusqu’aux os. Mais sa stupeur fut plus grande encore lorsqu’il vit l’habit noir de son interlocuteur se dissoudre en volutes de fumées sombres, épaisses qui rampèrent jusqu’à lui, l’enveloppant complètement. Prenant appui sur sa faux, il se redressa prudemment, ses vêtements civils occidentaux avaient disparu ; il était à présent vêtu d’un kimono de médiocre qualité, le tissu était rêche et plus noir que le charbon.

Il n’eut guère le temps de réfléchir davantage aux changements qu’il ressentait, des pleurs résonnaient déjà à ses oreilles.

— Putain ! J’ai vraiment cru que t’allais te défiler, mec ! s’exclama Bilal avec un soulagement non dissimulé dans la voix.

Le jeune homme n’était plus que l’ombre de ce qu’il avait été : il était décharné, les os saillants de toute part, les vêtements réduits à l’état de guenilles, la peau grisâtre. Mais ce qui était le plus troublant c’était son visage ; il semblait dépourvu de traits distinctifs, comme si son identité lui avait été dérobée, usée par le temps et le labeur. Le nouveau serviteur de la Mort le dévisagea avec une douloureuse tristesse dans le regard.

— Et maintenant ? demanda-t-il avec dépit.

— Et maintenant, c’est l’heure d’apprendre ton taf : faucher les âmes, en commençant par la mienne ! Fais pas cette tête dégoûtée ! s’exclama-t-il face à la moue de l’Ankou. Tu vas voir, c’est pas si terrible… Tu prends ta faux à deux mains et avec un geste souple, tu passes la lame à travers le corps de l’esprit.

L’Ankou écarquilla les yeux, horrifié, saisissant pleinement l’ignoble tâche qui était désormais sienne. Comment avait-il pu se résoudre à accepter cela ? Bilal, qui s’était redressé, reprit la parole, d’une voix posée, plus sérieuse, presque compatissante.

— Ecoute, je me la ramène comme si ça avait été une partie de plaisir. C’était pas le cas. J’ai pas rusé avec toi pour te mettre cette merde dans les mains. Dans tous les cas, tu y aurais été confronté. Je le sais : j’ai refusé au début et je me suis planqué comme un lâche, sauf qu’y a pas de planque pour Elle. Mais bref… Ce que je voulais te dire, c’est que ça peut paraître trash de faucher, mais ça ne l’est pas tant que ça : les esprits n’ont pas d’os, ni de chair, ni de sang. Grosso modo, quand la lame traverse le corps, il se dissout et il réapparaît sur la charrette derrière Sucre d’Orge. Tu vas tester sur moi, regarde bien. Je suis prêt.

Le jeune homme se recula, les mains nonchalamment glissées dans les poches d’un jean usé et délavé. Ses explications avaient quelque peu apaisé l’Ankou, il n’en restait pas moins que l’instrument était impressionnant et l’acte de fauchage, terriblement barbare pour l’homme qu’il avait été.

Bilal l’observa l’Ankou manier la faux, lui laissant le temps de se faire à l’idée de sa mission.

L’homme en noir se redressa, le visage caché sous un chapeau de bambou aussi sombre que son habit. Les pleurs résonnaient à ses oreilles de façon douloureuse, oppressante, il lui fallait se mettre en route. En se saisissant de cet outil, il avait tacitement accepté cette mission, il ne pouvait plus faire marche arrière, ce qui restait de son honneur ne le lui permettait pas.

L’Ankou posa un regard désolé sur le jeune homme devant lui. Désolé que la Vie l’ait quitté si tôt. Désolé d’avoir tardé à accepter de prendre le relais. Désolé de devoir passer cet ignoble instrument à travers son corps.

Il n’eut aucune difficulté à trouver où poser ses mains, les générations précédentes de serviteur avaient marqué le bois. Il s’avança doucement et leva la lame avant de laisser la gravité reprendre ses droits, accompagnant seulement le mouvement, le rendant presque gracieux. Mais à sa surprise, Bilal esquiva la lame en sautant en arrière.

— Ah ! C’est bête, tu m’as loupé ! déclara-t-il, faussement désolé.

L’Ankou le dévisagea un instant, perplexe face à l’attitude du jeune homme ; à quoi jouait-il ? Il soupira pour lui-même avant de s’avancer tout en levant à nouveau la faux. Mais alors qu’il se décidait à enfin la laisser retomber, Bilal esquiva. Encore.

— Mince alors ! Tu vises vraiment mal ! Il va falloir t’améliorer pour affronter l’année qui t’attend ! se moqua délibérément le jeune homme.

— Cesse donc de bouger et je pourrais faire mon devoir ! rétorqua l’être en noir, légèrement agacé.

Une troisième fois, la lame se leva pour ne mordre que de l’air. Un sinistre sourire étira les lèvres pâles du jeune homme, il était évident qu’il prenait un malin plaisir à importuner son adversaire. Il évita la quatrième tentative en se cambrant au maximum, tel un as du limbo.

Sérieusement agacé par ce profond manque de respect, l’Ankou serra les dents et tenta une nouvelle fois de faucher la pauvre âme. En vain. Le bougre était rapide et non content d’esquiver les coups de faux, il s’était même mis à se déplacer, voire courir, pour l’éviter !

— Sérieux mec, t’espères faire peur à qui si t’es même pas fichu de m’attraper moi ?! nargua le jeune homme après avoir contourné Sucre d’Orge pour fuir le porteur de faux.

— Loupé !

L’Ankou soupira tout en relevant son instrument.

— Encore loupé !

L’Ankou commençait à perdre patience.

— Et encoooore loupé ! T’es nul en fait !

L’un comme l’autre avait cessé de compter les tentatives, Bilal se montrait de plus en plus créatif pour esquiver chaque nouvelle tentative de fauchage, tandis que l’Ankou ressentait de moins en moins de compassion et de plus en plus d’agacement. Soudainement, alors que l’Ankou abattait une énième fois sa faux, le jeune homme se figea, laissant la lame le traverser, tout en affichant un sourire amusé et suffisant.

L’Ankou sursauta. Loin d’être satisfait, il était terrorisé. Seigneurs dieux, qu’ai-je fait ? La lame avait traversé l’esprit sans la moindre difficulté ; à dire vrai, il n’avait pas réellement senti de différence entre cet instant et les précédents où il n’avait fauché que de l’air. A peine la lame était-elle entrée en contact avec Bilal, que ce dernier avait commencé à disparaître, comme s’il n’avait été qu’un mirage fait de poussière et de fumée, ne laissant rien derrière lui. Le Faucheur tomba à genoux, face à l’endroit où se tenait l’esprit malicieux un instant plus tôt, ce dernier ne lui laissa pas le temps de se morfondre, l’interpellant d’une voix goguenarde.

— Déstresse papi, je suis juste là !

L’Ankou se redressa brusquement pour lui faire face.

— Je te l’ai dit : les esprits se matérialisent sur la charrette une fois fauchée.

La rancœur enrageait le vieux cœur de l’Ankou tandis qu’il s’approchait de la carriole.

— Pourquoi avoir fait ça ?

— Ça quoi ? Railla le jeune homme.

— M’avoir fait courir après toi ! Tu disais être prêt ! Tu disais attendre ce moment depuis longtemps ! Pourquoi m’avoir fait perdre mon temps de cette odieuse façon ?

— T’hésitais trop.

— Comment ? s’étonna l’Ankou, les nerfs à vif.

— Et à la fin, t’hésitais beaucoup moins !

— Mais enfin, ce n’est p…

— Hé ! Relax ! le coupa Bilal, pas vraiment intimidé par le regard courroucé posé sur lui. J’ai fait ça pour toi, mec ! Réfléchis un instant : moi je m’en tape d’être fauché, ça fait dix plombes que j’attends que ça ! Mais ce sera pas la même avec le prochain esprit.

Le ton d’abord railleur du jeune homme était devenu très sérieux.

— Je suis sûr qu’en ce moment même t’entends des pleureuses de tous les côtés.

L’Ankou hocha doucement. Oui, les pleurs s’étaient multipliés. Le sentiment de trahison qu’il avait ressenti était toujours là, néanmoins, il commençait à percevoir les raisons de son comportement, aussi irrespectueux soit-il.

— Lorsque tu vas quitter cet endroit, cette pièce où gît ton propre cadavre, ce sera pour collecter l’âme d’une personne qui sera certainement complètement paumée, dans le déni de sa mort. Tu peux pas te permettre de te montrer hésitant. Tu dois les faucher. Maintenant, c’est ton putain de devoir ! Qu’importe leur âge, leur sexe ou leur refus de coopérer, parce que : ouais ! Ça va t’arriver plus d’une fois de faire face à des gars flippés qui vont essayer de fuir ! Et bah, là non plus tu ne pourras pas te permettre de te montrer hésitant, mec ! Heureusement, un esprit peut pas aller bien loin juste après sa mort… Mais bon, t’as pigé le truc ?

— Je pense avoir compris ton intention, répondit sèchement l’Ankou, toujours agacé.

Bilal éclata de rire. Un rire étrange, froid. Il y avait trop longtemps qu’il n’avait pas ri, il avait vraisemblablement oublié comment faire.

— Bon, j’avoue que c’était aussi un peu marrant de te faire gigoter dans tous les sens ! Tu t’en sors bien pour un vieux !

L’Ankou grinça des dents, jamais on ne lui avait autant manqué de respect. Pourtant, au fond de lui, il devait admettre que le discours du jeune homme avait du sens.

— Trêve de plaisanterie. Rappelle-toi ce que tu es désormais et l’apparence que tu as. Si tu te présentes en tremblant des genoux, t’auras zéro crédibilité. Tu dois te montrer ferme et inflexible.

L’Ankou acquiesça avant de baisser les yeux sur sa faux. Avant de l’abattre la première fois, il aurait suffi de peu pour qu’il abandonne ou qu’on lui arrache son outil des mains. Son geste avait été hésitant, il avait été réticent à agir, rongé par la culpabilité et le doute. A contrario, le coup final qui avait fauché sa première âme avait été un coup franc, net, sans seconde pensée. Certes, il était cette fois-ci animé par un fort sentiment d’agacement, cela il fallait en faire abstraction, car ce n’était pas positif ! Néanmoins, la différence dans la prise de l’instrument et dans les gestes était indéniable.

Lentement, l’Ankou se tourna pour faire face à la dépouille de M. Nakamura. Le visage aimant de sa femme se superposa à sa vision pendant une fraction de seconde, lui serrant douloureusement le cœur. Il devait la voir. Une dernière fois. Lui parler, même si elle ne l’entendait pas. Au-dessus du lit, l’horloge affichait 00h05 et une vingtaine de secondes. Il ne faisait aucun doute qu’Inoue viendrait le voir dès qu’elle apprendrait la nouvelle. Combien de temps avant qu’elle n’arrive ? Huit heures ? Neuf heures ? Autant dire une éternité ici… Mais le jeu en valait la chandelle.

— Bon ! On y va ? Ça y est, t’as fait tes adieux à ton corps ?

L’Ankou serra les dents. Autant ce jeune pouvait se montrer perspicace et faire preuve d’une forme de sagesse, autant il pouvait se montrer irrespectueux et insensible. Il jeta un regard froid au jeune homme, essayant de distinguer des traits dans ce visage squelettique. Qui suis-je pour juger ? Comment serai-je moi-même dans un an ?

— Non, répondit-il finalement avec fermeté, faisant sursauter le passager de la carriole.

— Comment ça « non » ?

— Je veux attendre le jour. Je veux voir ma femme une dernière fois, confessa la créature nimbée de noire.

Bilal eut un sourire sinistre.

— Tu perds ton temps, mon pote. Une fois dans les limbes, le monde des vivants nous est inaccessible. En tout cas, c’est comme ça ici. Et puis sérieux, t’imagines ? Les voir bouger au ralenti, dix fois plus lentement qu’en vrai ? Ce serait marrant cinq secondes avant de devenir très chiant !

L’Ankou était dépité. Le cœur serré, douloureux, il baissa les yeux sur son alliance : un simple anneau doré sans début ni fin, symbolisant l’amour éternel. Eternel… pensa-t-il tristement. Je te retrouverai plus tard ma chère Inoue… Il ravala ses larmes, il ne pouvait plus se montrer faible. Il devait se montrer digne, il devait se montrer fort.

— En route, murmura l’Ankou en prenant la bride de Sucre d’Orge.

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