Je me souviens de ce déjà lointain après-midi d’automne

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Je me souviens de ce déjà lointain après-midi d’automne, doré et sec. Les arbres griffaient le ciel de leurs bras maigres et noueux, frissonnant dans leur robe mordorée trop légère qui s’effilochait et s’éparpillait dans le vent. Le sol était gonflé d’un tapis de rouille chatoyant respirant doucement. Quelques feuilles, papillons de miel cuivré, ocre et terre de Sienne s’en échappaient, tournoyaient et voletaient pour venir se plaquer, encore palpitantes, contre les buissons. Le carré potager débordait de choux et de citrouilles joufflues qui laissaient courir leurs larges feuilles et s’enrouler leurs vrilles rampantes. Une vieille bicyclette rouillait près du barbecue abandonné.

Ana s’agitait déjà trop. Elle parlait sans cesse et riait trop fort, comme s’il lui fallait remplir l’espace autour d’elle, créer une barrière invisible. Pour ne pas que l’on s’approche de trop près. Pour ne pas se dévoiler. Elle avait maigri et paraissait aussi frêle qu’une feuille qu’un souffle d’air aurait suffi à faire voltiger, mais son visage tiré et son regard creusé étaient déterminés. Rien n’était trop lourd, trop gros pour elle. Elle avait entrepris de vider la cabane, emplie de vieilleries qui partiraient à la déchetterie ou seraient brûlées dans le jardin. Sa fille l’aidait, qui avait enroulé son nouveau-né dans une écharpe cocon sur son dos, à l’indienne. Le doux fardeau bienheureusement pelotonné semblait faire partie de son corps. On n’apercevait que des yeux plissés sous un bonnet trop large. Autour d’elles, c’était un ballet bien réglé qui virevoltait d’activité. Ils étaient venus. Moins nombreux que deux mois auparavant. Mais ils étaient là, vêtus de vieilles parkas, de gros pulls informes, de jeans usés et de bottes de caoutchouc pleines de terre. Ils étaient à leur affaire, armés de pelles, pioches, bêches, râteaux, cisailles, bidons d’essence, brouettes, tuteurs, tronçonneuses, tondeuses, coupe-haies et coupe-bordures.

Dans cette agitation un peu forcée, je me sentais désemparée. Leur efficacité me paralysait. J’avais toujours eu du mal à m’insérer naturellement dans un groupe. Je ne savais pas comment me rendre utile, quelle pouvait être ma place dans cette danse déjà chorégraphiée. Je ne parvenais pas à me défaire du sentiment certainement infondé d’être intrusive. Je ne faisais pas partie de cette sphère intime de proches, le cercle rapproché du jour, de la réalité, les enfants devenus brutalement adultes, les amis des enfants, les collègues de travail. J’appartenais plutôt à la sphère nocturne, celle où on abandonne son rôle social, celle du jeu de l’oubli de la lourdeur du quotidien, de l’évasion éthylique et musicale vers des nuits sans sommeil à réinventer un avenir idéal.

J’ignorais tout du mode d’emploi de ces outils. Je n’ai jamais vécu à la campagne. Les jardins sont pour moi de grands mystères, des espaces où rêver en regardant l’herbe pousser et en donnant des noms d’animaux aux formes bizarres d’arbres dont je ne connais pas le nom. Ce jardin là est immense et merveilleusement échevelé. Rien n’est rangé, on pourrait s’y perdre. C’est un royaume béni pour un enfant, une forêt vierge où se cacher et s’imaginer pirate défrichant une terre inconnue sur un radeau de planches sous les fougères géantes.

C’est son royaume aussi. Elle y passe des heures, désherbant inlassablement, enfuie dans un de ses rêves éveillés, déplaçant rêveusement la carapace décolorée d’un crabe souvenir d’un été, un éclat de poterie ramenée du Maroc, tous ces petits cailloux qui avaient ponctué le sentier de leur vie.

Je m’étais penchée devant les fleurs. J’avais retenu le nom des plus jolies, celles qui fleurissent à cette époque de petite mort. J’avais ausculté une délicate clématite bleue plantée récemment, entourée de coquillages. A son pied un petit poème. Plus loin, encore une pensée du jour à demi effacée par la pluie sous les cyclamens de Naples qui commençaient à pointer leur visage mauve pâle. Les étoiles multicolores des asters s’étalaient autour d’un cerisier tordu, également rehaussés de morceaux patinés et disparates de mosaïques, de menues sculptures de bois créées par les enfants, de jouets oubliés colonisés par la mousse et le lierre, de coquilles d’huitres ou de moules à demi fossilisées.

A ces menus trésors, j’avais ajouté mon obole. Un petit caillou gris ardoise veiné de blanc, comme une inscription calligraphiée dans une langue inconnue. Il était de forme ovale et aplatie avec des bords adoucis par le frottement incessant du sable charrié par les marées dans le vaste chaudron de la mer. Je l’avais ramassé en pensant à elle, ballottée, malaxée, modifiée, transformée par la vie comme ce galet anonyme parmi les milliers de galets charriés par le monde marin. Il était doux et chaud dans ma paume enfoncée dans la poche de mon blouson, l’alourdissant à peine, bien moins lourd que sa peine. En le déposant là précisément, je voulais rajouter modestement un nouveau vers à l’écriture poétique de ce jardin d’une exubérance généreuse et désordonnée qui lui ressemblait tant. Qui leur ressemblait tant.

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