Épisode 02 - Insinuations

5 minutes de lecture

 Avant de continuer mon histoire je dois vous dire quelque chose à propos des Woodhouse. Sans être maladivement bavards, il me faut avouer qu’il est particulièrement difficile de nous couper la parole. L’un des fondateurs de notre famille avait été missionné en son temps par le roi Guillaume III afin de discourir devant une assemblée tandis qu’on rassemblait de quoi conforter une négociation diplomatique. Mon ancêtre fut héroïque. Il tint en haleine son auditoire pendant plus de trois heures, assurant la prédominance de la couronne dans une affaire secrète d’importance, bien que destinée à l’oubli. Qui se rappelle encore de Guillaume III d'Orange-Nassau le dernier roi d’Angleterre.

 D’autre part, tous ceux qui ont eu le malheur de rencontrer ma grand-tante Hortense savent combien il est vain d’espérer soutenir la moindre argumentation en sa présence. Je soupçonne que la doyenne de notre famille était l’inspiratrice d’Arthur Schopenhauer quand il a écrit “l’art d’avoir toujours raison”. Ceux qui arguent logiquement qu’en 1830 l’année ou Schopenhauer a rédigé cet ouvrage Hortense n’était pas née, ne savent pas évaluer son âge ou comment elle a vécu son interminable vie en enterrant ses deux frères. Les histoires de vampires et créatures immortelles perdurent avec insistance à travers les siècles. Il y a sûrement du vrai dans celles-ci. Si je devais localiser l’une de ces créatures de la nuit, ma grand-tante serait assurément une piste à creuser, même si je l’ai vu s’exposer à l’astre du jour.

 Bref, ayant à me targuer de ce lourd héritage familial, je n’aurais jamais cru qu’un homme, visiblement à court d'argument selon le docteur Asimov, arriverait à me rendre mutique aussi efficacement en braquant vers moi une arme qui avait tout d’un ridicule accessoire de théâtre. Du théâtre, ça y est, je pensais comprendre ce qui se passait.

 — Je trouve que ce bon vieux Grumphy a un sens de l’humour un peu limite. Vous pouvez pointer ce truc dans une autre direction pendant que vous débitez, le bobard qu’il vous a demandé de me servir. Je l’avoue, ça me rend un peu nerveux.

 — Je ne connais pas Hector Grumphy. j’ai juste utilisé son nom pour que le gorille qui vous sert de majordome me laisse entrer. Si mon pistolet vous rend nerveux, je m’en réjouis. C’est exactement ce que je veux. Je vous invite à ouvrir la bouche uniquement pour répondre à mes questions et vous taire le reste du temps. Nous nous sommes compris ?

 Je m'apprêtais à donner mon assentiment de vive voix à cet ordre armé, mais devant la froideur glaciale des yeux de mon interlocuteur, je décidais d'acquiescer sans dire un mot. Les woodhouse sont bavards, mais aussi très pusillanimes. En tout cas si j’en crois Hortense, je suis assurément le plus couard de la famille.

 — Bien ! Combien y a-t-il d’individus dans la maison et qui sont-ils ?

 — Mon majordome que vous avez rencontré et ma nièce, Pauline, qui doit hanter sa chambre à l’étage. Elle n’en sort que lorsque l’estomac l’y pousse ou qu’elle a besoin d’argent pour faire des courses.

 — Pas d'autres invités impromptus ?

 — Je sais que vous avez réussi assez facilement à vous introduire céans, mais nous ne sommes pas très enthousiastes à recevoir du monde dans cette demeure habituellement.
Et nous ne sommes pas prêts à recommencer l'expérience, pensais-je en mon for intérieur.

 Alexander Petrov sortit alors de sa veste un appareil tout aussi compact que la pièce d’artillerie qu’il gardait braquée dans ma direction pour émettre un message :

 — C’est bon, vous pouvez y aller, il n’y a pas d’invité surprise.

 — “OK ! On est en mouvement” répond son talkie walkie d'une voix grésillante.

 En réponse à ce message, Petrov posa sa radio sur la petite table située à côté de son fauteuil pour y saisir son verre de Whisky dont il but une gorgée en s’installant plus confortablement sur son siège. Il affichait un sourire satisfait. Le genre de sourire qui vous glace le sang si vous êtes situé du mauvais côté de l’arme. Nous sommes restés ainsi face à face pendant une dizaine de minutes. Moi regardant le canon de son calibre et lui sirotant sa boisson avant qu’il ne reprenne subitement la parole.

 — En temps normal monsieur Kravtchenko m’aurait envoyé pour faire le ménage. On t’aurait emmené dans un coin tranquille pour passer ensemble un très long moment qui se serait achevé avec la disparition définitive de ton cadavre. Tu as fait beaucoup de tort à Anatoli Kravtchenko en volant ces tableaux. Tu l’a fait passer pour un chef défaillant qui ne peut pas contrôler la criminalité sur son territoire. Monsieur Kravtchenko ne peut pas passer pour un faible. Dans son business c’est extrêmement dangereux.

 Je fis une tentative pour dénier ces accusations acadabrantesques qui fut tuée dans l'œuf d’un seul regard par mon interlocuteur. Du coup pour me donner un peu de contenance je décidais de finir un brandy qui ressemblait de plus en plus au dernier verre d’un condamné. Quitte à affronter la grande faucheuse autant la défier avec un dernier toast en silence : Le quatorzième Lord de Bedshire vous salue bien !

 — Malgré tout cela monsieur Kravtchenko m’envoie ici pour te proposer un travail. Mon patron a besoin que tu vole un tableau pour lui. Si tu y arrives, il pourrait oublier le différend qui vous oppose. Si de ton côté tu renonce aux cambriolages sur son territoire il pourrait peut-être te pardonner définitivement. Qu’en penses-tu ?

 Je n’osais pas prononcer un mot. Devant mon silence mon agresseur se mit à remuer sa pétoire devant mon nez en disant :

 — Tu peux parler maintenant !

 — Je ne suis pas Prométhée. La… La seule chose que je fais avec une toile de maître c’est l.. l’expertiser pour l’authentifier pour des musées, des assureurs ou des particuliers. Je… Je suis aussi professeur honoraire de l’Académie Royale des Arts de Londres où... j'enseigne de temps en temps les méthodes d'analyse des œuvres picturales classiques. Je ne suis pas un voleur.

 — Tu n'es pas un voleur.

 — Exactement.

 — Tu ne connais pas Prométhèe.

 — Que dans les ouvrages de mythologie et pas intimement.

 — Et tu sais expertiser les tableaux ?

 — C’est mon occupation principale. Comme je suis issu d’une famille noble vous comprendrez que je ne puisse pas avouer que c’est mon métier. Oscar Wilde dans “Le portrait de Dorian Gray” disait que l’art de l'aristocratie est celui de ne rien faire.

 — Qu’est ce qu’il te faut pour exercer... ce qui n’est pas ton métier ?

 — Diverses choses mais la principale c’est une bonne loupe.

 — Alors prend ton instrument, dit Petrov en s’extrayant de son fauteuil tout en continuant de me mettre en joue. Nous allons faire une expertise.

 — Ou allons-nous ? Dis-je en prenant ma loupe sur ma table de travail

 —Pas très loin, passe devant, dit-il en me poussant vers la porte qui nous ramène vers le centre de la maison.

 Après un bref périple dans le manoir nous nous sommes retrouvés au premier étage dans la coursive qui dessert les chambres d’amis. Par une brève poussée dans mon dos avec le canon de son arme, mon visiteur me signifie de m'arrêter.

 — Je crois que c’est là, dit-il en me montrant les tableaux accrochés aux murs.

 — Qu’est ce que je…

 La, sous mon regard halluciné, entouré de divers tableaux représentant mes aïeux dans des postures diverses censées démontrer leur noblesse ou leur richesse, je découvrais un jeune homme à l’air mutin, portant une chemise bouffante et une étole de fourrure sur son épaule, il pose de trois quart devant une fenêtre donnant sur une campagne italienne.

 Pas de doute, c’est bien un autoportrait de Raffaello Santi, plus connu du public sous le nom de Raphaël.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Elijaah Lebaron ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0