Nantes, 22 septembre 2016

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Chère Clara,

Je ne sais pas si tu entends mes mots. Tant pis, je continue, en espérant faire revivre en toi ce pan de ta vie disparu.

Aujourd’hui j’ai quitté les bords de la Loire pour remonter vers le centre animé. J’ai traversé le passage Pommeraye, cet autre lieu emblématique de la ville, construit au milieu du XIXème siècle selon le modèle du Passage du Caire ou du Passage d’Orléans à Paris. Il avait permis de réhabiliter le quartier qui à l’époque était plutôt « mal famé ». C’est une galerie marchande sur deux étages recouverte d’une verrière immense avec un large escalier aux marches en bois polies, creusées par des années de passage, escalier soutenu par des piliers de fonte ouvragés où se cachent des dragons ailés.

Encore une fois ton souvenir s’est interposé entre mon regard et la volée de marches surmontées de statues allégoriques et d’enfants lampadaires. Je me souvenais de photos que tu m’avais montrées, moisson d’un de vos week-ends à Nantes.

Tous les ans, depuis que cette exposition géante avait été créée, vous partiez faire le « Voyage à Nantes » tous les deux. Vous trouviez l’idée géniale et drôle aussi, car pour vous aller à Nantes avait depuis toujours représenté un voyage. Mais c’était VOTRE voyage. A présent s’y ajoutait un autre, plus artistique, plus dirigé peut-être, avec cette ligne au sol que l’on devait suivre – ou plutôt que l’on pouvait suivre, ce n’était pas obligatoire bien sûr - pour découvrir les œuvres disséminées au détour des rues. L’acronyme de la manifestation, le VAN, vous avait interpellés aussi, vous qui possédiez un van dans lequel vous aviez mis beaucoup de vos rêves. Un paradoxe que ce voyage guidé alors qu’il n’y a rien de plus riche que de se perdre sans but dans une ville. Mais un paradoxe assumé par leurs initiateurs !

Lors de sa première édition, un décor du film de Demy, Une Chambre en ville, y avait été reconstitué : il s’agissait du magasin de télévisions que tient Michel Piccoli, mari de Dominique Sanda dans le film (avec son affreuse barbe rousse il jouait parfaitement le rôle du méchant des films muets !). Les murs étaient d’un vert glauque comme si l’atmosphère aquatique du passage avait déteint sur eux, et les télés rondes des années 60 diffusaient des actualités de l’époque. Dans une petite pièce à côté, on pouvait voir des extraits du film se situant dans ce magasin et dans le passage, donnant l’étrange impression d’être dans le film même, entourés par les objets qu’utilisaient les acteurs.

Le passage débouche dans la rue Santeuil. La plasticienne Agnès Varda y avait investi un immeuble inoccupé et fermé depuis des années qui venait d’être racheté par un investisseur pour en faire un hôtel de luxe. Les fenêtres de cet immeuble donnaient sur le passage Pommeraye. L’artiste avait reproduit un squat dans un des appartements vides. Une démarche militante qui visait à dénoncer le fait qu’il y ait tant d’immeubles vides quand les sans-logis ou mal logés sont si nombreux en France. Au mur, des articles de journaux relatant des histoires d’expulsions et des manifestations du DAL. On pouvait découvrir ces appartements laissés à l’abandon dans leur ancienne splendeur : des pièces à hauts plafonds avec des moulures en plâtre d’où sortaient des fils électriques, des cheminées surmontées de grands miroirs dorés brisés, du parquet. Les murs étaient couverts de graffitis et les rares meubles, de récupération, symbolisaient le minimum vital : un matelas, un poêle, un caddie dans lequel un four à micro-ondes réchauffait indéfiniment un faux cassoulet ! La télévision encastrée dans le matelas diffusait des témoignages de squatteurs. L’installation s’intitulait « La Chambre occupée » comme un clin d’œil au titre du film de son mari.

Je me souviens que tu avais pris des photos saisissantes de ce point de vue inhabituel, à travers la vitre de l’appartement occupé. Avec le filtre du verre dépoli, le passage prenait un aspect étrange, irréel. Etait-ce une gare, les coursives d’un transatlantique légendaire comme le Titanic, ou l’une de ces machines sous-marines à remonter le temps inventées par Jules Verne, l’enfant de la ville ? Où menait cet escalier qui sur la photo était déformé et s’étrécissait vers une issue floue ? Etait-ce un passage illusoire pour communiquer avec un autre monde ? Ou bien encore un espace de transition, symbole des amours éphémères comme dans Lola du même Demy, ce lieu où Lola et Roland se rencontrent puis se quittent ?

Il me semble me souvenir que si tu avais eu une fille, tu l’aurais appelée Lola…

Et voilà, tu es encore présente en moi. Décidemment il fallait bien commencer par Nantes. Je te retrouve partout. Tu as été impressionnée par cette ville, comme une image impressionne une pellicule vierge ou une plaque photosensible. Ballotée depuis l’enfance, sans racines, tu t’étais trouvé un port d’attache dans cette ville tournée depuis toujours vers le large, où par vent d’ouest on peut sentir l’odeur de la mer.

Envoûté, je faisais abstraction de la foule qui montait et descendait, chargée de paquets divers. Levant les yeux, je découvrais un décor complexe et kitsch avec des lianes et des paradisiers sculptés dans le stuc, un œil de bœuf cerné par deux chevaux ailés, et plus haut le ciel gris où les nuages glissaient comme des vagues. Je pensais à la nouvelle de Pierre de Mandiargues qui décrit le passage comme une caverne sous-marine où se tapissent des monstres inquiétants et me disais, fasciné, que l’homme-caïman ce pourrait être moi. J’aurais pu à mon tour suivre une créature à la longue chevelure de sirène onduleuse, que la lumière d’aquarium du lieu rend mystérieuse, mi-marine, mi-orientale, le long des entrelacs de ruelles désertes et inconnues pour me perdre dans un antre oublié, puis disparaitre pour toujours. On n’aurait retrouvé de moi que ces quelques feuillets attestant de mon existence. La ville m’aurait englouti…

L’arpentant depuis le matin, mon esprit se libérait, je perdais la notion du temps et je comprenais sa poésie et sa capacité d’envoûtement.

Le soir est tombé, j’ai poursuivi ma marche hypnotique, déterminé à retrouver encore et encore tes traces dans les rues de Nantes. Un ciel de limaille nimbait d’argent le fleuve lourd, impénétrable. Je me laissais guider par le hasard. Je marchais mécaniquement, ne sentant plus mon corps qui s’était mis en pilotage automatique. Dès lors il laissait toute la place à mon esprit, dans lequel les pensées tournoyaient et s'entrechoquaient comme des particules chargées d’électricité en une sorte de mouvement perpétuel désordonné et vertigineux.

Il fallait les arrêter sinon elles me rendraient fou. Ou pas. Les laisser vagabonder librement, à leur guise, et voir où elles me mèneraient dans cette odyssée mentale à la recherche de ta mémoire.

Où es-tu à présent ? M’entends-tu ? Ma Clara, si claire et si opaque à la fois.

Je t’embrasse encore et encore.

Yann

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