Nantes, 21 septembre 2016

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Chère Clara,

Je t’ai laissée à Dakar. Je reviens dans ta ville. Es-tu prête à me suivre encore ?

Lorsque je suis ressorti de mon couloir souterrain lugubre, je suis resté un instant ébloui par la lumière gris argent qui nimbait le fleuve. Je me suis dit que les architectes de ce mémorial avaient eu une bonne idée d’enterrer ce mémorial. Même si les esclaves ne sont jamais venus ici, j’avais pu un moment ressentir une certaine oppression à me trouver comme emprisonné là sous la terre, au niveau de l’eau qui clapote indifférente. Peut-être ont-ils aussi voulu symboliser ce passé qu’on a longtemps nié, gardé secret, enterré.

Le labyrinthe à présent lumineux des noms de bateaux négriers m’a mené jusqu’à une passerelle en bois qui traversait le bras de la Madeleine – tiens, encore un hasard qui aurait plu aux Surréalistes – vers l’île de Nantes. C’était la passerelle Victor-Schœlcher, ancien député de la Martinique et initiateur du décret de mille huit cent quarante-huit qui a aboli définitivement l’esclavage en France. J’ai continué à suivre cette piste de l’histoire de Nantes, premier port négrier de France au dix-huitième siècle, guidé par des cercles de lumières changeantes au bout de l’île, ancien chantier naval et nouveau centre névralgique de la ville : le long du Quai de Antilles, les dix-huit anneaux de Buren jouaient avec les perspectives, mêlant l’eau et le ciel et s’en allaient vers le large, rappelant à la fois les anneaux d’amarrage des navires et les chaines entravant les marchandises humaines, ces deux sources de la richesse de la cité.

L’île est restée un chantier, mais un chantier d’idées. Elle attire plus que jamais les artistes, des rêveurs qui veulent bâtir un autre monde, même si elle a perdu un peu de son authenticité. Non, ce n’est pas vrai. Elle a l’authenticité des projets d’aujourd’hui qui fleurissent sur ce terrain-matrice de l’imaginaire. Ce n’est simplement plus la même île et tu en étais absente.

Le mémorial, les quais, la passerelle, l’aménagement de l’ile autrefois encombrée d’un fouillis confus de docks, de grues, de hangars rouillés, de cales de lancement, de magasins, d’entrepôts, de rails…, toutes ces constructions étaient récentes. Comme si Nantes voulait d’une part reconnaitre sa part de responsabilité dans une des pages les plus noires de l’histoire française mais aussi cherchait à s’en accaparer dans un but moins noble que celui de la mémoire. Elles mâchaient ma découverte de la ville au lieu de me la laisser deviner. Le tourisme est devenu sa nouvelle richesse et tous les moyens sont bons pour attirer le chaland, même s’enorgueillir du pire pourvu que l’on soit les meilleurs dans ce pire.

Elle s’enorgueillit également à présent de son rôle mythique dans la naissance du Surréalisme, sous prétexte qu’André Breton y a effectué un service d’interne à l’hôpital militaire où il a fait la rencontre prémonitoire de l’écrivain-poète-dessinateur-trublion Jacques Vaché, blessé de guerre. Il a correspondu un certain temps avec cette étoile filante frappée par l’ange du bizarre et du subversif, disparue trop tôt d’une overdose d’opium. Il l’a inspiré, lui qui n’était pas poète. Il lui a inspiré les idées qui fondèrent son fameux manifeste. Il l’a publié, dans une revue mort-née, quand Vaché qui prônait l’umour – « J’objecte à être tué en temps de guerre. » - et la fin de la littérature traditionnelle, n’avait écrit que quelques textes. « Nous ne croyons plus à grand-chose nous croyons tout de même à la beauté de la souffrance – cela suffit. En route mauvaise troupe. Allez les enfants perdus », disait-il en empruntant à Verlaine. Un anticonformiste écorché vif, balloté par la guerre et à l’étroit dans une ville bourgeoise qui le récupérera pourtant un siècle plus tard, dans une sorte de reconstruction de l’histoire pour mieux servir sa propre légende.

A l’époque où tu y vivais, il n’en était pas question. Il était inconnu au bataillon. Tu m’as dit l’avoir découvert par hasard, ce hasard si cher aux Surréalistes, dans ta période d’écriture automatique et alors que tu notais scrupuleusement tous tes rêves. Réfugiée dans le silence d’une bibliothèque municipale imposante aux étagères remplies de livres reliés d’or et de cuir montant jusqu’aux plafonds, temple momifié du savoir, où il fallait remplir un petit carton sans se tromper de cote, attirer l’attention d’une bibliothécaire sèche et revêche et patienter longuement pour avoir le droit enfin de compulser un ouvrage poussiéreux. Dans l’arrière-salle d’un café enfumé sans fenêtres, juste une lucarne pour le chat, sur une table de formica collante sur laquelle refroidissaient un café unique et un cendrier débordant. Sur un banc écaillé du Jardin des Plantes avant de te faire chasser par le froid ou la pluie. Dans les bus que tu prenais sans direction précise pour en descendre n’importe où et te perdre en rentrant à pied. Dans ton lit-table-écritoire-canapé-fauteuil-salon-salle-à-manger-bureau enfouie sous les coussins, les couvertures, les duvets, les châles et ton chat en écharpe. Dans tes marches nocturnes le long des rues solitaires. Dans tes voyages intérieurs.

Nantes a toujours été pour toi une ville surréaliste, bien avant qu’elle ne le revendique. Je crois que je commence à comprendre pourquoi.

Je dois te quitter à présent. Je poursuivrai demain. Je t’embrasse, Clara, avec tout mon amour.

Yann

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