Nantes, 20 septembre 2016

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Chère Clara,

Aujourd’hui J’ai marché le long du Quai de la Fosse longtemps mal famé, qui abritait de nombreux bars refuges de marins venus de tous les horizons. Tu l’as connu à ce moment, quand il était encore nimbé de cet attrait d’un possible danger. Déguisée en garçon, avec tes cheveux courts et ta veste d’homme trop grande, tu y terminais tes nuits aventureuses, déambulant sans fin avec des poètes de rencontre, rêvant du fameux pont transbordeur qui traversait la Loire « comme une balance de pharmacien sous le globe des nuages » selon l’expression de René-Guy Cadou. La métamorphose récente de la ville a remis le quai à l’honneur, nettoyé, poli et policé. Les anciennes maisons des armateurs ont été reblanchies, mettant en valeur l’exubérance des statues sculptées, amours aux ailes de papillons, visages de noirs caricaturés, nez épatés, lèvres charnues et cheveux crépus, figures de Neptune, symboles de navigation, compas, globes, rapporteurs ainsi que les motifs complexes des balustrades. En face, le quai élargi qui jadis accueillait les chantiers de construction navale puis les trois mâts venus des Antilles chargés de denrées exotiques, café, coton, indigo, sucre de canne…

Alors que mes yeux quittaient le ciel pour regarder où je posais les pieds, j’ai découvert un labyrinthe particulier formé des noms si poétiques – La Gentille, L’Espoir, La Tendre famille - de tous les bateaux négriers qui sont partis du port chargés d’indiennes, ces cotonnades aux couleurs vives venues des Indes, de verroterie, de poudre à fusil et d’eau-de-vie vers une destination meurtrière et sans gloire. Tu les as vus toi aussi, ces beaux noms de navires sur le quai rénové ? Toi aussi tu as sauté de plaque en plaque, à la recherche d’un nom qui te raconterait une histoire ? La Petite Marguerite, Le Pacifique, La Caroline, La Bonne Mère…

Un escalier au-dessus duquel le mot Liberté était écrit dans toutes les langues et dialectes (les langues de ceux qui ont participé à ce commerce : français, anglais, néerlandais, portugais… et de ceux qui ont souffert ou souffrent encore aujourd’hui de l’esclavage : wolof, diola, somali...) menait dans un couloir souterrain d’où l’on apercevait le fleuve. Le plafond était assez bas et les piliers de soutien étaient apparents, ce qui donnait une impression d’enfermement. T’en souviens-tu ? Le long de ce couloir courait une frise chronologique retraçant les grandes dates concernant l’esclavage et son abolition dans le monde. Illustrant cette frise, une sélection de textes (témoignages, textes littéraires, récits, traités) provenant de tous les pays affectés par la traite d’esclaves et traduits en plusieurs langues. Par exemple, le fameux « I have a Dream » de Martin Luther KING, des récits d’anciens esclaves ou encore des extraits neutres de journaux de bord dans lequel les prisonniers sont réduits à des nombres, des quantités de marchandises : « Il avait été traité 465 Noirs, mais dans une révolte on fut obligé d’en tuer 199, de manière qu’il en a resté les 266 ci-contre, dont le capitaine en a porté 5 à Saint-Domingue, où il est allé ». (Journal de bord de La Sirène, navire négrier parti de Nantes le 22 juin 1751).

Je me suis souvenu d’un tableau de Turner, peintre des ciels flamboyants et de la lumière incandescente, Turner que les bords de la Loire et Nantes en particulier avaient inspiré au point d’en faire des centaines de croquis, d’aquarelles et de toiles lors de son périple en France. Sous son pinceau la ville acquérait des airs de Venise, cathédrale flottant comme un fantôme blanc, château qui semble sombrer, pont transbordeur luttant contre des flots déchainés, ciels limpides ou torturés qui convergeaient tous vers le fleuve nourricier omniprésent. Je sais combien tu aimes ce peintre dont les ciels te fascinent et que tu es allée voir au musée du château cette aquarelle peinte depuis l’ile Feydeau. On y voit un quai vibrant d’activité, des barques comme des gondoles et au loin la cathédrale, la tour du Bouffay et le pont de la Poissonnerie qui n’existent plus aujourd’hui. La lumière comme toujours cisèle les formes des maisons, des toits et le fleuve rejoint le ciel dans un mouvement fluide.

Or, bien loin de cet impressionnisme rêveur, je suis tombé un jour sur une toile intitulée en français Le Négrier. Peut-être le connais-tu ? Mon regard avait d’abord été attiré par les couleurs sensuelles d’un ciel d’incendie magnifique où les rouge, orange, violet étaient peu à peu absorbés par des camaïeux de gris laiteux. Perdu dans cette bataille céleste, la silhouette d’un deux mats balloté par des vagues sombres et furieuses qui menaçaient d’engloutir le tableau tout entier. Puis j’ai vu que ce ciel immense et disloqué était scindé en deux par une fissure de lumière blanche, lumineuse, un éclair de colère là où j’avais cru voir un coucher de soleil. Mon œil s’est alors écarté du bateau qui s’éloignait, le laissant disparaitre et se fondre à l’infini. Je me suis enfoncé dans le gouffre creusé par la houle. Et, là, le choc !

Dans les tourbillons d’une apocalypse liquide de bleus froids, de gris et de pourpres, entourée de poissons et d’oiseaux argentés, une jambe humaine, une jambe noire encore enchainée, est apparue avant d’être emportée à jamais dans les abysses d’une mer échevelée. Tout à coup, je n’étais plus en face d’une marine, d’un coucher de soleil romantique. Un véritable carnage se déroulait devant mes yeux, dans ce petit coin en bas à gauche du tableau. Je ne voyais plus que cette jambe. Et cette association terrible entre la majesté, la beauté puissante de la mer en furie et l’horreur de cet acte humain. Du coup le tableau prenait un nouveau sens, une nouvelle force. L’idée d’un châtiment divin, la nature déversant une colère justifiée sur le bateau négrier et en même temps l’indifférence totale de cette nature envers toute entreprise humaine. Ce qui cause le naufrage du bateau criminel cause également la mort d’innocents. En me rapprochant encore, j’avais pu lire le titre entier de l’œuvre, Slavers throwing overboard the dead and dying-Typhon coming on ou Négriers jetant par-dessus bord les morts et les mourants - un typhon approche. Cela m’avait intrigué et j’avais cherché des renseignements sur l’origine de ce tableau impressionnant, magnétique, qui ne sortait plus de mon esprit.

Recherches faites, j’ai appris que la toile s’inspirait du massacre du navire Zong, un navire négrier anglais, parti de Liverpool, qui à la suite d’une erreur de navigation se serait trouvé à court d’eau potable et loin de sa destination en Jamaïque. Le capitaine aurait alors jeté par-dessus bord une centaine d’esclaves pour assurer la survie du reste de l’équipage. A l’époque, on pouvait toucher une assurance sur la perte de sa cargaison de marchandise, quelle qu’elle soit, chevaux, tabac, eau-de-vie, poudre, cauris ou esclaves, si le bateau avait subi une tempête ou des avaries menant à s’en débarrasser comme de vulgaires barils de délestage. Dans le cas de perte par mort naturelle, folie ou maladie, il n’y avait pas de remboursement. C’était donc une pratique pas si rare. Mais le cas du navire Zong a servi de symbole qui a fait avancer la cause des abolitionnistes. Les assureurs refusant de payer, les propriétaires les ont poursuivis en justice et le procès, très controversé, avait fait grand bruit au niveau national et international.

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