Nantes, 18 septembre 2016

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Chère Clara,

Je reprends le récit de ma découverte de ta ville, ou plutôt le récit d’un lent envoûtement. Je ne visite pas vraiment, je m’imprègne de ta ville. Elle s’insinue en moi avec douceur, sans faire de bruit. Je pense à toi tout le temps et à tout instant je rencontre une partie de toi dans mes errances.

Cela fait maintenant deux jours que j’arpente les rues de Nantes, Magellan contemporain cherchant inlassablement, obstinément, le détroit improbable qui me permettra de retrouver ton chemin, un passage ignoré de l’univers pour trouver mon trésor, ma route des épices. Fernão de Magalhães avait dû naviguer plus d’un an dans des conditions difficiles, descendant vers des climats de plus en hostiles, subissant mutineries et naufrages avant de le découvrir enfin. Combien de temps me faudra-t-il ? Combien de temps te faudra-t-il pour nous revenir?

Nantes. Un centre ville remodelé au fil des années mais qui se souvient de son histoire, qui a décidé de l’assumer. Contrairement au vieux Rennes où j’ai fait mes études et qui semble plus repliée sur elle-même, avec ses ruelles pavées moyenâgeuses étroites et usées, ses maisons sombres à colombages se penchant dangereusement et menaçant de s’écrouler sur le passant, ici on sent l’air du large. Déjà la pierre de construction n’est pas la même. Je quittais la sévérité du granit pour le tuffeau, cette roche crayeuse et tendre, laminée pendant des siècles par la Loire, et d’une blancheur lumineuse.

La Loire. Elle est présente partout, lente, paresseuse, aussi large que les quais et les avenues où circulent les trams. Bordée d’anciens hôtels particuliers à mascarons, balcons forgés et ornements fastueux témoignant de l’épisode peu reluisant de la ville qui a fait sa richesse et sa notoriété au dix-huitième siècle. Les maisons penchent légèrement qui ont poussé sur une ile dans la ville. Vont-elles finir par s’enfoncer, se dissoudre et rejoindre le fleuve qui charriera, roulera, malaxera, émiettera, drainera, transformera à nouveau ses pierres dans le mouvement pendulaire immémorial de ses eaux limoneuses ?

Dans la pâle lumière de ce matin, une brume s’élevait de la Loire immobile et envahissait lentement le paysage, enveloppant les bâtiments de l’Ile Feydeau qui semblait dériver. Pour un instant elle retrouvait son origine ilienne, vaisseau de pierre fantôme qui allait peut-être disparaitre vers ce large prometteur qui a toujours aspiré la ville.

La Loire. Cicatrice capricieuse torrentueuse à sa source qui remonte en escalier et s’enroule et ruisselle vers la mer. Roule, coule, s’étire langoureusement comme une sirène géante qui de ses bras formidables embrasse la ville et l’étreint.

Aujourd’hui, J’ai poursuivi mon errance rêveuse dans ta ville. Je me disais que la façon dont nous appréhendons un lieu, un paysage, une ville, est rarement neutre ou vierge de toute influence. On regarde à travers le prisme de nos souvenirs, de nos lectures ou de ce que l’on nous a raconté sur cet endroit. Bref, les lieux sont souvent chargés d’émotions. Nantes avait ce pouvoir sur moi. Je pensais si fort à toi que je ne voyais pas vraiment la ville.

En grignotant un petit LU dans un café, j’ai pensé à la petite madeleine de Proust que tout le monde connait. Même ceux qui n’ont jamais lu une page de sa Recherche du temps perdu, découragés par la longueur des phrases alambiquées, infinies, tentant de retracer au plus près les moindres détails de sa mémoire, connaissent cet épisode.

Souviens-toi : le narrateur, des années après avoir quitté Combray, sa ville natale, se voit proposer par sa mère une petite madeleine avec une tasse de thé pour le réchauffer un jour d’hiver. Et il explique que le goût reste finalement dans la mémoire plus longtemps que la vue ou l’ouïe, en tout cas en ce qui le concerne. Il avait déjà vu des centaines de fois depuis son enfance cette même sorte de madeleine dans les devantures des pâtisseries, sans que cela n’éveille en lui quoi que ce soit. Et, là, non seulement, il s’est souvenu précisément des moments lointains où il dégustait ce petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot, mais en partant de la saveur retrouvée de ce minuscule bout de gâteau un pan entier de son passé a repris forme, s’est reconstruit, pierre après pierre, fleur après fleur, la maison, le jardin puis le village avec ses habitants. Et petit à petit il a vu s’élever l’édifice immense du souvenir. Une ville tout entière était sortie comme ça de sa tasse de thé.

Certes, ce n’est pas très original. Tout le monde a ressenti cela un jour. Mais peu nombreux sont ceux qui ont mis tant de mots justes sur cet instant magique qui nous fait remonter le temps. Peu nombreux sont ceux qui ont palpé, retourné, creusé, malaxé ce petit grain de poussière remonté de l’inconscient jusqu’à ce qu’il révèle la cathédrale qu’il cachait enfoui dans ses minuscules replis.

Mais Nantes alors, quel rapport ? Je me suis dit que c’était ta madeleine, Clara. Et c’est un peu devenu la mienne par transmission, transfusion, absorption inconsciente, enfin ce que tu veux. Quand j’ai débarqué à Nantes, je l’ai vue avec tes yeux, pas avec les miens. C’est comme si je reconnaissais la ville sans y avoir jamais mis les pieds. Et que je la reconstruisais en dévidant le fil de tes souvenirs… Pourtant elle n’a plus grand chose à voir avec celle que tu as connu, qui conservait encore sa part de mystère amené par le fleuve…

Mais le fleuve est toujours là qui me guide. Es-tu prête, Clara, à faire ce voyage dans le temps avec moi ?

A bientôt alors. Je t’embrasse.

Yann

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