20 juin 2021 (Avanti)

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La dernière : en avant vers le monde d’après

Elle : « Ne me dis pas que t’es allée voter ?

Moi : - Ben si.

Elle : - Han ! Malheureuse ! La dernière fois que tu as voté, c’était la fin du monde deux jours après.

Moi : - Pas la fin du monde, mais le début du premier confinement.

Elle : - Mmm, pas bouger, pas voir de gens, recrudescence du nombre des pigeons, pas un seul bourrin dans l’hippodrome d’à côté, plus de virées dans la ZI de Seclin… Soit un avant-goût de l’apocalypse.

Moi : - Tu exagères un brin.

Elle : - Et donc, cette fois-ci, quelle est la catastrophe annoncée ?

Moi : - En principe, rien. L’horizon est serein. On ne risque en tout cas pas un redémarrage de la pandémie à cause des rassemblements dans les bureaux de vote – y avait pas un chat. Bon, ça, c’est un peu triste, mais le plus navrant est de supporter à la télé des micro-trottoirs où l’on interviewe des gens fiers de leur manque d’esprit citoyen. Dans le même ordre d’idées, on devrait aussi tendre le micro aux chauffards quand on publie les statistiques annuelles des accidents de la route, afin qu’on entende leurs justifications pour dépasser la vitesse autorisée ou boire plus qu’il n’est permis.

Elle : - Tu fais une comparaison malhonnête entre les délits des uns et l’invincibilité des autres. Et puis au moins la jauge de personnes au mètre carré était respectée, si j’ai bien compris.

Moi : - C’est ″incivisme″, qu’on dit. Tu as raison sur le fond, mais il n’empêche que c’est le truc qui m’agace complètement : pourquoi ne va-t-on pas poser des questions aux gens qui votent encore, vu qu’ils représentent maintenant une minorité en voie de disparition ? Ce sont eux les gens intéressants, les vrais rebelles à l’air du temps !

Elle : - On sent bien que tu prêches pour ta paroisse.

Moi : - Mais ouais ! C’est mon pari pascalien à moi : je vote parce que je n’ai rien à y perdre. Et puis on nous gonfle à l’envi avec le monde d’après, mais dès qu’on peut changer deux ou trois choses dans son quotidien, y a plus personne !

Elle : - Le changement, c’est pas maintenant ?

Moi : - Nan. On est toujours dans le même monde capitaliste. On a atteint un niveau de confort et de richesse jamais vu dans l’Histoire, mais on brasse quand même un peu de vent, sur Internet le plus souvent, ou on joue l’humaniste à peu de frais pour se donner bonne conscience. Je crois que la révolution attendra encore un peu… On est aussi en panne au niveau de l’information, où le ressenti de l’actualité sur les réseaux sociaux est désormais une source pour les journalistes. Et puis là on bénéficie d’une petite embellie, mais avec l’automne les gens vont trouver bientôt de quoi se plaindre à nouveau – vie trop chère, dernier variant à la mode, trop de pluie… Au regard de ce dernier élément, songer au monde d’après est d’une folle prétention…

Elle : - Oh mais si, il y a du changement ! Plus de sandwiches cheddar-oignon qui empestent.

Moi : - Je t’ai déjà expliqué que ce n’est pas un effet de la pandémie, ça, mais du Brexit.

Elle : - Et si le monde d’après, c’était un monde sans vous, les humains ? La crise sanitaire a monté votre fragilité, non ?

Moi : - Qu’est-ce que c’est que ce raisonnement ?

Elle : - Eh bien, c’est une hypothèse parfaitement envisageable ! L’espèce humaine finira par s’éteindre, comme toutes les autres. Les humains vont disparaître d’une manière ou d’une autre, soit pour devenir autre chose, soit ils s'éteindront sans descendants.

Moi : - Super pour le moral, ce que tu dis là…

Elle : - Et il me semble que la biodiversité s’en sortirait très bien sans l’homme, si ce n’est mieux, au vu de ce que s’est passé durant le premier confinement l’an dernier.

Moi : - C’est casse-pieds, quand tu sors des choses censées. Allez, c’est la fin du couvre-feu cette nuit, il est temps de te couper le clapet.

Elle : - Pardon ?

Moi : - Eh bien oui : nous avions repris nos discussions à la faveur de l’instauration du couvre-feu le 17 octobre. Nous sortons enfin de cette longue période de restrictions, et donc il n’est pas utile de continuer nos dialogues.

Elle : - Hein ??? Qu’est-ce que j’ai dit, qu’est-ce que j’ai fait ?

Moi : - Rien. Tu ne parles qu’en cas de crise. Le pouvoir de te faire parler, il m’appartient. Ce ne sont pas des voix que j’ai entendues, tu n’es pas devenu vivante ou un tant soit peu humaine, tu es en fait devenue une sorte d’extension de moi-même.

Elle : - Si c’est toi qui parle à travers moi, pourquoi je ne parle pas comme toi ?

Moi : - Tu es bien plus jeune que moi, non ? Et puis tu n’es pas tout à fait moi, tu es… Tiens, en psychanalyse, on t’appellerait un ″ça″, en opposition à moi et au surmoi.

Elle : - Toi, je vois bien ce que tu es, mais un surtoi, où ça ? Et puis m’appeler ″ça″, je suis pas vraiment d’accord, je préfère être moi. À moins que je ne sois ton toi profond.

Moi : - Un ″ça″ mécanisé, on va dire. On laisse mon moi profond là où il est. Je disais donc : puisque la vie normale reprend plus ou moins, je n’ai plus besoin de dialoguer, je vais retrouver une vie sociale un peu plus riche.

Elle : - Je ne vais plus rien dire, alors ?

Moi : - La crise sanitaire n’est pas complètement terminée… Il n’est pas impossible que tu retrouves la parole un jour. Mais une sorte de boucle s’est bouclée. Nous avons commencé à dialoguer passionnément ou oiseusement selon les jours à partir de l’élection de mars 2020, et aujourd’hui on votait encore.

Elle : - Et puis on va être publiées.

Moi : - Ce n’est pas encore fait, ça. Mais merci pour la causette.

Elle : - Tu sais, ″nous pouvons causer pendant toute une vie sans rien dire que répéter indéfiniment le vide d’une minute.″*

Moi : - C’est ainsi que tu tires ta révérence ?

Elle : - Ouais, allez. Ou je peux faire couic, si tu veux.

Moi : - Nan, la citation, c’était bien. Proust ?

Elle : - Évidemment. En voici une autre, pour conclure : ″Sur l’autoroute de la vie, songe à bien passer les vitesses.″ Et bon vent.

Moi : - Ça, c’est un peu con, par contre ! C’est de qui ?

Elle : - C’est de toi. »

*Marcel Proust, ″À l’ombre des jeunes filles en fleurs″

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