13 mars 2021 (La cérémonie)

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Elle : « Tu pourrais me donner un exemple de discours ?

Moi : - No problem. C’est quasiment tous les ans la même chose. (Avec un sourire un peu niais) ″Oh là là… Oh, c’est pas vrai… Heu, oui, bonsoir. Hin-hin… Merci. Heu, hhhhh… merci. Si je m’y attendais… Hhhhhhh… Je suis… tellement émue. Heu oui bon alors j’ai rien préparé tellement je m’y attendais pas. Je dois… tout d’abord remercier mon équipe. Je suis ici toute seule en face de vous, mais c’est clairement un travail d’équipe. Je remercie donc ma partenaire sans qui, heu, je serais pas arrivée ici, déjà. Ouais, pour commencer. Hin-hin. Tout ce chemin parcouru ensemble. Et puis mes parents bien sûr. Papa, Maman, si vous m’écoutez d’où vous êtes. Et l’équipe technique. Anne, Antoine, Jicé. Francis. J’en oublie sûrement. Je… pense au public, qui a réservé à mon œuvre un accueil si chaleureux. Ça fait super plaisir… Ça vient récompenser des années de travail. Je me souviens d’une citation de Lao-Tseu – enfin c’est de mémoire, désolée si ses mots sont déformés, pardon Lao si tu nous regardes – qui disait : ″Celui qui sait ne parle pas, celui qui parle ne sait pas″. Aussi je crois que je vais m’arrêter là, si je n’ai rien oublié… Encore merci, et je dédie cette récompense à toutes les femmes, surtout celles qui se sont battues. Ou qui sont battues. Encore merci.″

Elle : - Je comprends pourquoi c’est de moins en moins regardé, cette affaire. Et les autres, ils disent quoi ?

Moi : - Il y a un maître ou une maîtresse de cérémonie, qui en général a un discours plus structuré. Disons que comme tout est écrit à l’avance, ils savent un peu plus faire des phrases à peu près cohérentes.

Elle : - Donne-moi un exemple.

Moi (avec un sourire un peu contraint) : - ″Après cette année si difficile, si particulière, nous ne pouvons que souhaiter un prompt retour à la vie d’avant. Vous le savez, notre univers a été profondément ébranlé lors de cette crise sanitaire que nous traversons, comme si nous étions au fond d’un trou dont nous ne voyons pas le bout du tunnel. Aussi est-ce l’heure de passer le micro à deux intermittents du spectacle qui vont parler au nom de toute la profession.″

Elle : - Les intermittents du spectacle ?

Moi : - C’est une espèce de passage obligé. Là aussi, il y a peu de variation d’une année sur l’autre. (L’air concerné) ″Mes amis, l’heure est grave. Nous avons pour habitude de dire que la situation est pourrie jusqu’à la moelle. Que noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir. Nous ne dirons jamais que nous sommes contents de tout, que nous aimons la société dans laquelle nous vivons, que nous ne voyons pas de danger qui nous menace. Mais cette année, c’est vraiment la panade totale. Comment vous faire comprendre que rien ne va quand nous dénoncions déjà en temps ordinaire une situation où rien n’allait déjà pas ? Il faut de toute urgence réformer le système, mais sans se laisser bouffer par lui. Nous comptons sur les pouvoirs, sur notre ministre, pour faire quelque chose. Et nous resterons libres et fiers. Voici donc la liste de nos revendications pour 2021. Merci d’en prendre note, et à la prochaine.″

Elle : - Uuuh, ça reste flou sur les contours.

Moi : - Je t’ai fait un mix de ce qu’on entend aux Césars depuis vingt ans, et de plus toutes ces revendications sont dites en robe Chanel ou en costard Armani. Ça n’en a que plus de force. D’ailleurs hier, la meilleure actrice et le meilleur acteur 2021 n’ont pas semblé comprendre le principe de la soirée, n’hésitant pas à parler cinéma au lieu de feindre une indignation surjouée. Ils se sont carrément pris pour des artistes, à tel point que c’en était une véritable honte.

Elle : - Si tu le dis !

Moi : - En tout cas, ça te donne un bon aperçu de ce que j’ai vu à la télé hier soir.

Elle : - Et c’est de ça dont on fait tout un cake tous les ans ?

Moi : - Que veux-tu, ça occupe le microcosme. Et moi aussi durant une soirée.

Elle : - Il n’y a que ça, des remises de prix et des rouspétances ?

Moi : - Non, il y a aussi des invités étrangers, mais cette fois-ci c’était compliqué, en plus des balance ton porc, des hommages aux disparus de l’année et d’autres petites choses qu’il faut bien caser aussi.

Elle : - Hé ! J’ai une super idée pour une séquence hommage aux disparus !

Moi : - Ah bon ?

Elle : - Oui. Il y a eu tout plein de disparitions au cours des derniers mois. Tiens, tu veux de l’hommage, moi je vais t’en faire… (D’un ton solennel) Ainsi, Ursula von Grillplatz, dont le délicieux accent allemand enchanta ce parking. En proie à toutes les contradictions, celle qui fut la voiture européenne la plus célèbre et la plus aimée de la résidence ne parvint jamais à se départir du fameux "spleen germanique"…

Moi : - Mais… elle n’est pas morte !

Elle : - On n’en sait rien, voilà ! Ne me casse pas mon hommage, s’il te plaît. Je disais donc… (Reprenant son ton solennel) Chez elle a toujours subsisté une espèce d’insatisfaction permanente, une sorte de désenchantement et en même temps, une volonté d’avancer qui a nourri son sens artistique et expliquait son immense talent automobile.

Moi : - N’en fais pas trop quand même… Même aux Césars, ils n’oseraient pas…

Elle : - Nous pleurons également la disparition de la station Éléphant Bleu de la rue de Menin.

Moi : - Bah non, elle existe toujours.

Elle : - Pourquoi on n’y passe jamais alors ?

Moi : - Ah, vaste question. Comment faire le deuil de ce qui aurait pu être quand on ne peut l’évoquer ? Comment aller de l’avant et accepter ses émotions quand l’importance et l’impact de ce drame minuscule sont minimisés par les drames majuscules du reste du monde ?

Elle : - J’ai comme l’impression que tu essaies de noyer le poisson.

Moi : - Tu crois ? (Regardant ma montre) Oh ! C’est pas tout ça, mais c’est l’heure du docu sur Arte, et aujourd’hui c’est "tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur les momies sans avoir jamais avoir osé le demander".

Elle : - C’est quoi, des momies ?

Moi : - Ce sont des cadavres conditionnés pour ressembler à de vieux pruneaux, mais impropres à la consommation. Le docu revient sur les techniques pour arriver à ce résultat probant. Cela promet d’être passionnant.

Elle : - Hein ? Tu préfères les vieux pruneaux à une conversation avec moi ?

Moi : - Mais enfin, je ne vais pas passer toute la soirée ici ! Il y a bien un moment où il faut rentrer ! (En donnant une petite tape sur le coffre arrière) Allez, à demain ! »

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