11 janvier 2021 (Une nouvelle vie)

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Elle : « Ça va ? T’as passé un bon dimanche ?

Moi : - Ouais. J’ai mangé de la galette des rois. J’ai eu la fève.

Elle : - Quand on passe le week-end toute seule, ça relativise un peu le résultat, non ?

Moi : - Arrête d’ironiser, et allons-y.

Elle : - Quoi ? On part ce matin ?

Moi : - Ben oui, mes horaires ont changé, et en plus je ne fais plus cours au même endroit.

Elle : - On va pas chez les étudiants ce lundi ?

Moi : - Non, on laisse les chats-chats tranquilles pour le moment. Le premier semestre est terminé, on attend le deuxième semestre… s’il arrive un jour.

Elle : - Le temps ne va pas s’arrêter, tu sais.

Moi : - Oui, je sais, je pensais simplement au suspense qui se noue chaque semaine autour des cours de la fac : présentiel ? Demi-jauge ? Effectif au complet ? Distanciel ? Cours en visio ou seulement des devoirs envoyés via l’intranet de l’université ?… Je n’aurais jamais cru qu’il y eût autant de possibilités de faire cours. C’est proprement ébouriffant.

Elle : - On va où alors ?

Moi : - À Lille sud.

Elle : - C’est pas la destination la plus youpi.

Moi : - Je te rappelle qu’on y va pour le boulot. Il te faut quoi, des cocotiers et des plages de sable fin ?

Elle : - Boâh, les coquetiers…

Moi : - Il faut reconnaître que Lille sud n’est pas exactement le lieu où on passerait ses vacances… Tiens, par curiosité, j’ai tapé une fois l’expression "beauté de Lille sud" dans un moteur de recherche sur Internet, eh ben ça n’a rien donné. Nada, zéro, zilch.

Elle : - Mmm… le périph’, et puis direction le quartier des hôpitaux… On va encore zigzaguer parmi les ambulances…

Moi : - Je sens comme un léger manque d’enthousiasme de ta part.

Elle : - Comment ça ? Mais nooon. J’adore les banlieues tristes. Surtout quand on les connaît déjà par cœur.

Moi : - Nan mais tu ne décris pas Lille sud comme il faut… Il faut changer ton regard sur les choses, et tout revêtira une autre dimension.

Elle : - Changer mon regard ?

Moi : - Ben oui, on peut essayer d’avoir une vision poétique des choses…

Elle : - Ouais, entre le CHU de Lille, le centre de régulation du SAMU, les urgences cardiologiques, l’hôpital Fontan et…

Moi : - Il suffit de poser les bons mots, même sur la réalité la plus blafarde. Écoute un peu : ″Au milieu du chemin de notre vie, je me retrouvai dans une banlieue obscure, car la voie droite était perdue. Ah dire ce qu’elle était est chose dure cette banlieue sauvage et âpre et impénétrable, qu’y penser renouvelle ma morosité !″

Elle : - Nom d’un bouchon de radiateur ! J’avais pas remarqué qu’il y avait des travaux sur la voie de droite !

Moi : - ″Mais, arrivée à proximité d’une clinique où se terminait ce réseau de voies rapides, je regardai en haut, et vis la rue Combemale déjà vêtue des rayons de la planète qui guide droit chacun par chaque chemin.″

Elle : - Tu charges pas un peu la barque, là ?

Moi : - Peut-être. Mais tu sais, tout ça me fait penser à la pub que j’ai reçue l’autre jour dans ma messagerie. Figure-toi qu’il existe maintenant des agences de voyage qui proposent de se "téléporter" à l’aide d’un casque de réalité virtuelle, et de pouvoir voyager ainsi. Il s’agirait de s’imaginer quelques moments sur une plage paradisiaque ou sur un glacier immaculé, de visiter un jardin japonais, de barrer un des bateaux du Vendée Globe, d’assister à un feu d’artifice à Florence, de nager avec les murènes… Tout ce qui permet de casser la routine.

Elle : - Bof, je me vois pas avec un casque.

Moi : - On peut essayer de faire la même chose en fermant les yeux.

Elle : - J’le sens pas trop, fermer les yeux à l’approche de la sortie 3 !

Moi : - Moi, je m’imagine très bien en train de faire mon footing au milieu des algues et des coraux. Tu ne voudrais pas vivre un intense moment de liberté et de bien-être sans se déplacer ?

Elle : - Je te rappelle que justement, on se déplace, au moment où je te parle… D’accord pour nager à Florence avec des murènes japonaises, mais pour l’heure, il s’agit de ne pas finir dans un des nombreux hôpitaux du coin… Retour à la réalité ! Parle-moi un peu de tes élèves, ça va te reconnecter.

Moi : - Qu’est-ce que tu veux que je te dise sur eux ?

Elle : - Ben chais pas, combien ils sont, qu’est-ce que tu vas faire avec eux…

Moi : - Bah, c’est seize mecs en réinsertion… Ah oui, il y a un cas spécial.

Elle : - Ah bon ?

Moi : - Pour la première fois de ma vie, je vais enseigner l’anglais à un sourd. C’est quelqu’un qui n’entend pas du tout.

Elle : - Il n’entend pas, mais il va quand même parler ?

Moi : - Il ne parle pas non plus.

Elle : - C’est la folie, ton truc. S’il ne peut pas parler, à quoi bon apprendre une langue ?

Moi : - Il apprend à communiquer par écrit. Ça peut être utile pour lui.

Elle : - OK, admettons. Et comment tu vas faire ? Tu vas lui faire des grimaces ? Tu vas articuler exagérément ?

Moi : - Je te rappelle que je fais cours avec un masque. Il ne verra donc pas ma bouche.

Elle : - C’est quoi, alors, ta méthode ? Faire des claquettes ? Un grand numéro de mime ?

Moi : - Je vais tout écrire au tableau. Je vais sûrement finir avec le poignet en compote.

Elle : - Bon, si je résume : il est sourd, et toi tu vas risquer une paralysie du poignet.

Moi : - C’est ça. Je vais me choper un handicap, par empathie… »

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