6 mai 2020 (Hippocrate)

5 minutes de lecture

Moi : « Bonjour mes grandes !

L’autre : - …Pas votre grande.

Moi : - OK, je corrige : bonjour ma grande et Miss Bilieuse.

Elle : - C’est quoi, ce sourire que tu arbores ?

Moi : - Oh rien, je viens de lire dans "Le Monde" un n-ième appel de vedettes de tous les pays pour un monde meilleur. Les stars veulent des actions ! Elles veulent la paix sur Terre, que l’air soit pur et que les animaux soient heureux !

L’autre : - Et elles veulent que tout le monde gagne autant qu’elles !

Moi : - Ben non, évidemment ! Faut pas pousser, quand même ! C’est là que ça devient méchamment hypocrite.

Elle : - Et alors ? Les célébrités ont le droit de dire leur avis, non ?

Moi : - Ah mais tout à fait ! Le problème, c’est le mélange des genres. Jamais un prix Nobel d’économie n’ira pétitionner pour réclamer de meilleurs films. Tiens, ce serait pourtant une idée : "Nous, spécialistes des études randomisées et de l’économie évolutive, exigeons de meilleurs scénarios et que les spectateurs soient contents en sortant d’une salle de cinéma." Ça pourrait marcher, non ?

Elle : - Ouais, enfin tu sais, le cinéma et nous…

L’autre : - À moins qu’on aille dans un drive-in, j’en suis réduite à me figurer ce que cela peut bien être d’après ce que j’entends sur les ondes.

Elle : - Sinon, c’est tout, comme nouvelles fraîches ?

Moi : - Bof, oui, on a droit au même brassage d’air habituel… Ah oui, j’ai tenté de joindre mon coiffeur. Il m’a dit que c’était l’enfer.

Elle : - Tu as décroché un rendez-vous ?

Moi : - Heu, non, il m’a expliqué que lui et son équipe se réunissent demain en cellule de crise pour réfléchir au problème.

Elle : - Tu aurais dû lui dire qu’il s’agissait d’un cas d’extrême urgence.

Moi : - Fais gaffe, toi, ou La Frange Insoumise va tenter une action. En tout cas, je me disais tout à l’heure qu’il me manquera probablement quelque chose quand j’irai chez le coiffeur puisqu’il est question de retirer tous les magazines habituellement mis à la disposition de la clientèle. Il va falloir remplacer d’une façon ou d’une autre toute la presse féminine que j’y ingurgite.

L’autre : - Vous n’avez qu’à apporter vos propres magazines ineptes avec vous.

Elle : - Ou bien tu as des livres, non ?

Moi : - Oui, plein. J’en ai encore beaucoup qui attendent d’être ouverts.

L’autre : - Vous ne lisez toujours pas ?

Moi : - Non, je n’ai pas le temps.

Elle : - Qu’est-ce que tu fabriques, alors ? Tu fais de la pâtisserie ? Tu cuis ton propre pain ?

Moi : - Non, impossible de trouver de la farine d’épeautre au rayon diététique du supermarché, et avec de la farine raffinée, le pain est trop dur. Je ne vais tout de même pas m’infliger ça. Et puis de toute façon, les boulangeries sont ouvertes.

L’autre : - Mais on se demande vraiment ce que vous faites de vos journées ! Vous avez commencé le yoga ?

Moi : - Non.

L’autre : - Vous vous êtes mise à la peinture ?

Moi : - Non plus.

L’autre : - Un stage de reiki ? Du point de croix ?

Moi : - Non, et non encore. Bon, j’avoue écouter beaucoup de musique. Et comme la plupart de mes compatriotes, je suis en train de devenir extrêmement savante en matière de médecine.

L’autre : - Et ça occupe votre temps, ça ?

Moi : - Ouh, vous n’avez pas idée. C’est presque du non-stop à la télévision depuis la mi-mars, un peu comme si "Le magazine de la santé" de la cinquième chaîne avait phagocyté tous les autres programmes. On connaît à présent la quasi-totalité des épidémiologistes et des virologues de France et de Navarre, ils sont tous passés au 20 heures. Et puis dans les médias, on a eu droit à tous les sujets médicaux possibles et imaginables, et en plus tout est sujet à débat : pneumologie, immunologie, financement de l’hôpital public, médecine d’urgence, prophylaxie sanitaire, études statistiques, gestion de crise, troubles liés à l’isolement, modélisation du comportement du virus, suspension de toutes les libertés publiques, biologie animale, et enfin décompensation.

Elle : - Et alors ? Tu as pris connaissance de choses qu’on ne soupçonne même pas ?

Moi : - Non, mais j’ai appris à parler comme un vrai toubib. Le bla-bla scientifique finit par imprégner la cervelle. Par exemple, pour faire comme les mecs à la télé, je dirais que… qu’il faut être très prudent en l’état de la situation actuelle. Il est prématuré pour se prononcer sur la nécessité d’instaurer une zone pour les tests PCR dans toutes les gares TGV, le SCSM doit prévaloir sur tout le reste – pour toutes les CSP sans oublier les ASH.

Elle : - Wouah, ça c’est un début ! Continue un peu, pour voir ?

L’autre : - C’est sûr que ça prend du temps de cerveau, la maîtrise de ce type d’éléments de langage.

Moi (le regard soudain lointain) : - Je m’adapte, vous savez, à cette crise terrible et imprévisible. La médecine, hélas, n’est pas une science exacte, l’intégrité scientifique est très relative. Avec plus d’expérience, il est à peu près certain que le vécu dynamisera les effets participatifs des pratiques. Et d’un point de vue plus philosophique, je dirais que les problèmes de santé actuels contiennent l’abstraction mathématique de l’identité phénoménologique qui constitue l’essence même de leur propre identité.

L’autre : - À ce niveau-là de connerie, vous tutoyez les étoiles… Ni reiki, mi macramé, ni point de croix : en fait, ce sont les perles que vous avez appris à enfiler.

Moi : - J’ai assez peu de mérite. Le propre d’une catastrophe est de prendre les sociétés de court. Il s’agit d’une singularité-évènement correspondant à des séries hétérogènes qui s'organisent en un système ni stable ni instable. Le tout est de savoir quand on abandonne la logique individuelle pour réfléchir en termes de grandes masses, comme le disent fort bien mes collègues de l’OMS et de l’université Johns-Hopkins à Baltimore.

Elle et l’autre : - Uuuuh.

Moi : - Les nouvelles thérapies pourraient améliorer significativement le pronostic des patients avec pneumonie COVID, mais ce n’est peut-être pas l’Eldorado promis. Il est certain qu’une évaluation ultérieure devrait clarifier les concepts qualificatifs du dispositif que l’on sélectionnera. Mais encore une fois, la prudence s’impose. Ce qu’on sait avec cette maladie d’un type nouveau, c’est qu’on ne sait rien. C’est la raison pour laquelle je crois que parfois 2 et 2 peuvent ne pas faire 4.

Elle : - Ben… merci de nous avoir donné ton avis éclairé.

L’autre : - Lumineux comme un antibrouillard déglingué.

Moi : - De rien. Ce sera 46 euros la consultation. »

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