5 mai 2020 (Journal intime)

5 minutes de lecture

Moi : « Saaalut !

Elle : - Tu reviens d’où, comme ça ?

Moi : - De l’ultime endroit alliant mystère ésotérique et une certaine culture de la lenteur. Ce genre de lieu est en voie de disparition à l’heure actuelle ; mais il y a ici et là quelques îlots de résistance. Ça ajoute parfois un peu de poésie à la vie, ou de l’énervement, selon l’humeur du jour.

L’autre : - De quoi parlez-vous donc ?

Moi : - D’un lieu où se superposent plusieurs temporalités, entre ce qui a été, qui se combine au moment présent, et ce qui sera peut-être plus tard, c’est-à-dire les attentes d’hier et d’aujourd’hui, et les promesses qu’apporte demain.

Elle : - Uuuuh. Tu sais qu’il y a des moments où j’ai l’impression où tu délires complètement ?

L’autre : - C’est du baratin franchement prétentieux, oui !

Moi : - Un peu de poudre aux yeux parfois ne nuit pas. Hem… Comme le retour à une vie sociale un peu plus habituelle est paraît-il pour bientôt, il faut que je m’entraîne pour les conversations de salon, voyez.

L’autre : - Cela confirme mon impression que la plupart des humains parlent pour ne rien dire.

Moi : - Bon, cet endroit mystérieux où se superposent tant de machins, ça ne vous intéresse pas ?

Elle : - Heu, oui, tu nous parlais de quoi ?

Moi : - Merci. J’aime les questions quand elles sont aussi spontanées. Bon en fait, je parlais de la poste.

Elle : - Tiens, c’est curieux. Tu as le temps d’y aller à pied, toi, maintenant ! Tu sais, Ursula, en temps ordinaire, c’est l’endroit où nous allons toujours en catastrophe, afin d’y être juste avant la dernière levée de la journée. Et attention, c’est le plus souvent une question de millipoil. On pourrait y aller en début d’après-midi, très tranquillement, mais non ! Apparemment, il est préférable de s’agiter juste avant 17 heures et de se payer une grosse suée.

Moi : - Depuis le 17 mars, je ne rate pas une occasion de faire de la marche à pied. Tous ces trajets pour lesquels je n’avais pas ou peu de temps avant, je les fais désormais à pince.

Elle : - D’accord, mais à quoi je sers, moi, dans tout ça ?

Moi : - Oh, râle pas… J’ai juste grand besoin d’exercice, comme à peu près tout le monde.

Elle : - Non mais c’est nul comme raisonnement, moi aussi j’ai besoin de me dérouiller ! Ton bien-être prévaut sur le mien, c’est un peu dégueulasse !

Moi : - Non, ce n’est pas dégueulasse, c’est ainsi. À moins que tu ne veuilles faire la révolution et renverser la table, tu restes ma voiture et j’en suis toujours la propriétaire. Compris ?

Elle : - Pffff… Vendue au grand capital, va…

Moi : - Tu es en train de tourner bizarrement, toi !

Elle : - Non, j’attends de m’ébattre gaiement tout au long d’une autoroute.

Moi : - En attendant de pouvoir le faire, l’aventure, c’est à la poste.

Elle et l’autre : - Ah oui ?

Moi : - Oui. Il faut tout de même posséder un tout petit peu le goût de l’étrange pour attendre aussi longtemps avant d’effectuer un envoi au tarif rapide, croyez pas ? La start-up nation voulue par notre président tourne vachement au ralenti par moments, notamment devant un guichet postal.

L’autre : - En effet.

Moi : - Au moins, attendre son tour donne le temps de réfléchir… J’ai même aperçu dans la queue une de mes voisines qui a toujours été incapable de dire bonjour. J’ai pu mesurer ainsi l’avantage de porter un masque : habituellement, je n’aurais su si je devais esquisser un sourire dans le vague espoir qu’elle me reconnaisse, ou si je devais lui rendre sa froideur. Avec le masque, no problem, je l’ai dévisagée et j’ai même sorti un bout de langue à l’instant où nos regards se sont croisés. Je sens que je vais pouvoir faire souvent des grimaces masquées…

Elle : - À chacun ses plaisirs…

Moi : - Ce moment exaltant passé à poireauter à l’extérieur du bureau de poste m’a inspiré des pensées élégiaques, et je me suis dit que peut-être ça vaudrait la peine de tout coucher par écrit.

Elle : - Et si tu devais tenir ton journal du confinement, ça raconterait quoi ? Tu nous y intégrerais ?

Moi : - Ça s’appellerait "Voyage aux confins du confinement", et après tant de temps passé chez moi, je commencerais par m’émerveiller de la beauté symétrique des haies taillées aux abords du bureau de poste principal, alors que derrière le bâtiment coule paisiblement la Marcque, imperméable aux cris de l’humanité qui souffre. D’habitude, alanguie sur mon balcon, je regarde la vie qui s’écoule dans la rue – les joggeurs qui ahanent dans l’effort, le seul teckel du quartier qui me rappelle vaguement que j’avais naguère un projet à caractère lucratif concernant les chienchiens –, ou bien je vais contempler l’immensité vide de l’hippodrome par les trous de la haie…

Elle : - Et tu vas raconter ta vie à ta voiture préférée…

Moi (poursuivant) : - Mais aujourd’hui, surprise et émotion, changement de décor, et entre une grosse dame portant un carton imposant et non affranchi et un grand maigre qui tenait une enveloppe A4 entre ses longs doigts diaphanes, je me suis sentie plus que jamais connectée avec le monde qui m’entoure, cette espèce de grande cosmogonie qui a prévalu à la naissance de ce terrible coronavirus. L’instant d’après, je me suis souvenue que c’est le printemps et qu’il y en aura bien d’autres après celui-là, puisque la force du printemps, c’est justement de revenir tous les ans à la même date (rien que pour ça, c’est merveilleux la nature), et je me suis mise à sourire à pleines dents, avant de m’apercevoir que c’est inutile puisqu’avec ce satané masque sur la tronche, personne ne peut voir mes élans joyeux. Il n’empêche. Pourquoi ai-je attendu si longtemps pour prendre ce moment pour moi ? Pourquoi avoir boudé la poste pendant autant de temps ?

L’autre : - On est en plein questionnement métaphysique avec vous…

Elle : - Le titre de ton truc, ce ne serait pas plutôt ″Ma révélation au guichet n°2″ ?

L’autre : - Plutôt ″Ma crise de délire devant les Colissimo″…

Moi (prenant une profonde inspiration) : - Et demain, je recommence ! Ou peut-être après demain, parce que la poste, c’est comme tous les menus plaisirs dans la vie, il ne faut pas en abuser.

Elle : - C’est pas un peu oiseux, comme journal de confinement ? Et dans ton emploi du temps surchargé, il est prévu que tu me sortes une fois de temps en temps ? »

Annotations

Vous aimez lire Grande Marguerite ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0