3 mai 2020 (La mélodie du bonheur)

6 minutes de lecture

L’autre : « Il y a un an, j’écoutais une émission passionnante sur une petite radio associative lilloise. Ils étaient plusieurs fous de cinéma et ils discutaient ensemble du "Parrain." Ça a l’air génial, les films de mafia.

Elle : - T’as de la chance d’écouter de si beaux programmes de radio ! Moi, ma propriétaire, elle ne fait rien qu’à passer de la musique qu’elle a transférée de ses CD. C’est un peu toujours la même chose. Et puis elle est tellement cul serré que si elle se branchait sur la radio, elle serait capable de choisir rien que des émissions gonflantes. Alors, dis-moi, c’est quoi, les films de mafia ?

L’autre : - Ce sont des films où ils parlent un peu spécialement. (Prenant l’accent italien) Ma, tou vois ? Il y a la loi, les carabinieri, lé jouge. Et il y a la famille. La famiglia, elle né fait jamais appel aux forces de l’ordre. Elle sé fait joustice elle-même. Tou mé souis ?

Elle : - Pas vraiment, mais c’est rigolo.

L’autre : - Jé t’explique : si quelqu’un té fait oun tort grave, tou né vas pas à la police. Tou mé lé dis, je lé prends et jé lé toue. C’est comme ça qué les choses fonctionnent entré nous, capiche ?

Elle : - On lui roule dessus ?

Moi : - Ça peut arriver. Un vrai-faux accident.

L’autre : - Vous êtes là, vous ?

Moi : - Oui. La cul-serré vous salue bien.

Elle : - T’étais là ? ’fin mince, tu pourrais pas prévenir ?

Moi : - Et vous empêcher de bavarder ? Pour une fois que c’était à peu près intéressant… Et puis ça donne des idées, les films de mafia. Tiens, là, j’exercerais bien mon droit de vendetta.

L’autre : - Ma, vous connaissez les films dé mafia ?

Moi : - Évidemment. Contrairement à ce que vous croyez, je ne regarde pas que des films barbants. Et ma musique n’est pas barbante non plus, hein, espèce de Twingo inculte !

Elle : - La Twingo, elle a un nom !!!

L’autre : - Voisine, s’il faut laver ton nom d’oune injoustice, jé vais régler lé problème à ma façon.

Moi : - Je comprends que vous soyez en plein trip Don Vito Corleone, mais il va falloir faire une petite mise au point sérieuse entre nous.

Elle : - T’as l’air fâchée.

Moi : - Ben, un peu ! J’ai capté que vous, les autos, êtes sans affect. Vous êtes à peu près dénuées de tendresse et sortez vos propos sans trop réfléchir. Ça, on finit par s’y habituer plus ou moins. Mais vous êtes aussi dans le jugement, et c’est nettement moins sympathique.

Elle : - On juge les gens, nous ?!

Moi : - Vous n’arrêtez pas de coller des étiquettes à tout le monde, vous êtes bourrées de préjugés, vous pouvez vous montrer snobs, vous vous regardez le nombril…

Elle : - Le quoi ?

Moi : - Heu, pardon, le capot.

L’autre : - C’est peut-être parce qu’on ne nous sort pas assez en ce moment ! C’est peut-être parce qu’on regarde toujours le même paysage !

Moi : - Plaignez-vous ! Vous profitez de la pelouse, de la jolie haie… Il y en a qui sont enfermées entre quatre murs et qui ne disent rien !

L’autre : - Parce qu’on ne les écoute pas !

Moi : - Vous faites donc partie des chanceuses ! Bon sang, je ne sais pas ce que tout le monde a à râler ces jours-ci, mais c’est à qui grognera le plus fort ! On ne peut plus allumer son poste de télé sans avoir droit à la litanie : le personnel soignant, les syndicats de soignants, les restaurateurs, les associations de restaurateurs, les professionnels du tourisme, les associations de professionnels du tourisme, les enseignants, les syndicats d’enseignants, les parents d’élèves, les syndicats de parents d’élèves… Et maintenant, vous vous y mettez !

Elle : - Ben c’est que j’en ai marre d’écouter de la musique zarbi quand tu me conduis !

Moi : - Quoi ? C’est ça ton problème ? C’est ça ta seule revendication ?

L’autre : - Qu’est-ce que c’est que cette histoire de musique bizarre ?

Elle : - Eh ben tu ne sais pas, mais quand on se lève à pas d’heures pour aller se geler dans un cimetière militaire, j’ai droit à de la musique non-stop sur la route, et parfois, ça peut être vraiment spécial.

Moi : - Ça va aller, oui ?! J’ai encore le droit d’écouter ce que je veux dans ma voiture, quand même !?

Elle : - Oui, admettons.

Moi : - Merci ! Trop aimable ! Vous entendez ça, Mme von Grill Pan ?

Elle : - Non mais si elle se contentait d’écouter de la musique, ça irait encore, mais en plus, elle chante !

Moi : - Ah pardon, je ne chante pas, je pratique mon anglais !

L’autre : - Bof, la grammaire, c’est le prétexte des profs d’anglais pour casser les oreilles de leurs élèves avec des chansons d’un autre temps et de les en dégoûter à vie.

Elle : - Et en plus, Ursula, je suis sûre que ce qu’elle écoute est crétin.

Moi : - Pourquoi ce serait crétin ?

Elle : - Si c’était intelligent, tu écouterais ça en français, comme les chansons de Brel.

Moi : - Je suis peut-être cul-serré, mais tu vois, grâce à moi, tu connais Brel. Maintenant, c’est vrai que pas mal de chansons, une fois traduites, sont assez ridicules en français, mais elles ne le sont pas toutes forcément…

Elle : - Prouve-le.

Moi : - Heu, par quoi commencer ? T’en as de bonnes, toi…

L’autre : - On peut prendre comme exemple la dernière chanson que vous avez écoutée dans votre voiture.

Moi : - Ça remonte avant le confinement, parce que depuis, j’écoute surtout les infos quand je conduis… (Après un silence) Oh, ça me revient… Oh là là.

Elle : - Alors ?

Moi : - C’était la balade du 15 mars. Avant Ypres ou après Ypres, biquette ?

Elle : - Ben joue le jeu, une chanson du retour.

Moi : - C’est vache. (Silence)

L’autre : - C’est quoi le malaise ?

Elle : - Elle écoute pas la même chose avant ou après un cimetière militaire.

Moi : - T’es marrante, toi. Avant un cimetière, je dois me mettre in the mood.

L’autre : - Et vous écoutez des requiem ?

Elle : - Non, des chanteuses qui couinent. Mais après, c’est du marteau-pilon.

L’autre : - Ah ? Curieux, ça…

Moi : - Non, ce n’est pas curieux. Il faut que je me réveille et j’ai encore de la route à faire, donc je me passe des choses plus rythmées.

Elle : - Du marteau-pilon.

Moi : - Bon tant pis, ce ne sera pas le meilleur exemple. Il y a des chansons plus profondes que celles-là, mais je peux vous prouver que… Hem.

Elle : - Traduis-nous ce que j’ai subi, qu’on apprécie le texte.

Moi : - "Ton propre Jésus personnel / Quelqu’un pour entendre tes prières / Quelqu’un qui se soucie / Sentiment d’inconnu / Et tu es tout seul / La chair et les os / À côté du téléphone / Soulève le récepteur / Je vais faire de toi un croyant…"

L’autre : - Mmm. C’est encore en rapport avec Pâques, ce truc ?

Moi : - Non, l’auteur de la chanson exprime ici la simplicité de la foi réelle. Même s’il ne s’agit pas de décrocher le téléphone ou de payer une communication surtaxée, tout bon chrétien sait qu’il n’est pas difficile de joindre le vrai Jésus, qui fait du sept jours sur sept et du vingt-quatre heures sur vingt-quatre, c’est-à-dire pas comme la poste en ce moment. Il suffit justement de se tourner vers lui, Jésus. Le texte original de la chanson dit plus tard "Reach out and touch faith" : tends les mains et touche la foi. Pas de geste barrière avec Jésus.

Elle : - Rheu ! À éviter en temps de pandémie !

Moi (poursuivant) : - La chanson exprime le contraste entre l’impersonnel d’une voix enregistrée et le vide de la solitude humaine : tu penses que personne ne te connaît, tu te sens bien seul, mais te voilà en chair et en os, existence matérielle… à côté de, heu, du téléphone. En fait c’est une scène de confinement… Putain, ils étaient vachement en avance sur leur temps, les gars, la chanson doit dater de 1993… On comprend alors mieux pourquoi le lien tant du côté humain que du côté Jésus ne doit pas être désuni. Il est la force même de ce qui le mue, l’unchained melody, si j’ose dire, d’une réciprocité aimante qu’il ne faut pas laisser tomber, même avec la distance sociale. "Never let me down again", quoi.

Elle : - J’ai rien compris. Le rapport avec la ligne de front de 1915 ?

Moi : - Mais aucun, ou plutôt une espèce de romantisme sombre et échevelé…

L’autre : - C’est toi qui l’as voulu, hein… Il ne faut pas la brancher sur des sujets pareils, elle finit toujours par s’écouter parler…

Elle : - Je crois que c’est le petit défaut des profs. En tout cas, si tu voulais démontrer que les chansons étrangères ne sont pas crétines, bon OK, je veux bien le reconnaître. Mes circuits électroniques sont complètement saturés tellement j’arrive pas à suivre ! »

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