17 avril 2020 (Les temps modernes)

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Elle et l’autre (chantant un air connu) : « Joyeux anniversaire…! Joyeux anniversaire…! Joyeux anniversaire…! Un mois de confinement…!

Moi : - Je vois que le moral ne faiblit pas, ici…

Elle : - Alors, comment va l’amie des bêtes ?

Moi : - Ça va à peu près. Vous avez prévu un cadeau, pour l’anniversaire ?

Elle et l’autre : - Heu, non.

Moi : - C’est nul, ça. Sachez que nous, les humains, on aime bien ce genre d’attention.

Elle : - On te proposerait bien un tour en auto, hin-hin-hin…

L’autre : - En fait, on attend toujours votre production de bougies à base de suif de chien pour pouvoir les souffler toutes ensemble.

Moi : - Mouais. Ça sent le prétexte.

Elle : - Sinon, ça va toujours ? Le moral ? Le reste ?

Moi : - Moi, ça va. Je suis une indécrottable que le confinement ne changera pas. Les deux piliers de mon régime alimentaire, le chocolat et la crème fraîche, ne vacillent pas. Mon boulot, même à distance, n’est pas fondamentalement différent : il faut toujours marteler aux gens que interesting ne comporte que trois syllabes à l’oral, et favourite deux. Il y a ainsi des choses qui ne changeront jamais. Sinon, je trouve qu’enseigner à distance demande beaucoup d’élagage et de flexibilité.

Elle : - Comment ça ?

Moi : - Quand j’allume mon ordinateur le matin, c’est le début du grand nettoyage dans ma messagerie. Tout d’abord, les publicités. Je clique pour supprimer. Les mails envoyés par les syndicats de Lille 1. Je supprime. Je reçois encore pas mal de communiqués de presse alors que je n’écris plus pour la presse déco locale depuis trois ans. Je commence à lire – parce que certains titres sont prometteurs : "C’est le printemps, le moment des grands barbecues entre amis", un tout petit peu en décalage avec la réalité d’aujourd’hui, ou bien "L’union fusionnelle de la barre à rideaux et du style Empire", encore moins rassurant que les amours inavouables du pangolin et de la chauve-souris. Je finis par supprimer. Ensuite arrive la n-ième suggestion de recette réconfortante – tiens, un burger vegan aux lentilles corail en adéquation avec le régime crétois, comme c’est original !… Je supprime. Ensuite, de temps en temps, j’ai droit à des courriels enjoués de la responsable de ma boîte de formation : "Salut, la team formateurs, vous trouverez ci-dessous le lien d’un tuto en ligne pour booster vos cours par visio." Je baille et je supprime.

L’autre : - Vous ne passez pas votre matinée à ça, dites-moi ?

Moi : - Non, pensez-vous donc !… Après, les choses sérieuses commencent : je vais sur Facebook. La journée de travail peut enfin débuter. Je reçois un premier mail de stagiaire : "Je n’ai pas reçu un des trois documents que vous m’avez envoyés à cause du pare-feu activé dans notre Intranet. C’est un problème de format. Pouvez-vous me le renvoyer en PDF s’il vous plaît ?". Je reçois dans la foulée un deuxième mail : "Peut-on bouger le cours de demain, mon astreinte de travail a changé et il faut trouver un nouvel horaire, merci." Je reçois dans les minutes suivantes un SMS : "Connexion très mauvaise aujourd’hui, possible de décaler le cours d’une heure SVP ?" Je reçois un autre SMS une demi-heure plus tard : "Prise de contrôle à distance de mon ordi par équipe technique. Grosse galère. Possible de faire le cours demain même heure ?" Je constate qu’entre le cours qui a bougé de deux heures et le cours qu’il a fallu changer de jour, il y a un conflit dans mon emploi du temps de demain. Je dois renvoyer des mails et des SMS à tout le monde pour arranger ça. Puis, je reçois un nouvel e-mail : "Bonjour madame, voici mes devoirs. Mon scanner refuse de marcher, alors j’ai fait une photo." Je réponds en soupirant par retour de courriel : "Le devoir que je vous ai envoyé était sous Word. Pourriez-vous taper vos réponses directement dans le document et me le renvoyer, ça me permettra de corriger plus facilement, merci ?" Je reçois alors sur WhatsApp le message d’une copine qui tient absolument à me montrer un levier de changement de vitesses auto en forme de pénis, au moment où je devais envoyer un mail à une stagiaire à qui j’aimerais passer des vidéos pendant son cours, et pour cela il faudrait que nous utilisions un nouveau logiciel de vidéoconférence. Il faudra pas moins de trois e-mails pour la convaincre d’essayer Zoom, parce que Skype et Teams ne permettent pas le partage de fichiers audio ou de vidéos – ou alors si la fonctionnalité existe, je ne l’ai pas encore trouvée, mais bon, je n’ai jamais été formée aux cours par visioconférence – et que Discord, c’est vraiment trop rudimentaire. Je m’aperçois qu’en peu de temps, je suis devenue spécialiste des logiciels de convivialité et que je pourrai peut-être me reconvertir comme consultante experte de la chose si jamais tout tournait vraiment mal dans les mois qui viennent. Et enfin tombe dans ma boîte aux lettres électronique un message du directeur de la formation que j’assure à l’Université de Lille, me demandant de réfléchir "à la mise en œuvre de nouvelles modalités à distance pour assurer les contrôles des connaissances et compétences et des évaluations continues dans le cadre de la continuité pédagogique pendant l’interruption présentielle des modules d’apprentissage."

Elle : - Ça veut dire quoi ce charabia ?

Moi : - Qu’il faut simplement cogiter sur une forme d’examen à distance pendant l’interruption des cours en classe. C’est comme ça qu’on arrive doucettement à midi.

L’autre : - Je comprends pourquoi vous trouvez que vos semaines passent vite.

Moi : - À bien y regarder, avec tous les changements à vue et les impondérables, il n’y a pas tant de différences que ça avec ma vie d’avant.

Elle : - Et tu crois que les gens sortiront changés de l’expérience ?

Moi : - Difficile à dire. Ce qui est amusant, c’est plutôt de voir la prise de conscience qui s’impose à certaines personnes, notamment avec le fait de devoir garder les enfants à la maison. Par exemple, beaucoup de parents ont appris que leur chérubin n’est peut-être pas ce gamin à haut potentiel qu’ils espéraient. Si le petit n’écoute pas à l’école et qu’il est remuant, ce n’est pas parce que c’est un surdoué hyperactif, c’est tout simplement qu’il est chiant.

L’autre : - Bienvenue dans le réel, quoi.

Moi : - Exactement.

Elle : - Enfin il faut comprendre que tous les confinements ne sont pas aussi enchanteurs que le tien.

Moi : - Ah, enchanteur. Je n’y avais pas pensé, tiens ! Bon, assez bavardé, c’est l’heure de remonter dans mon perchoir enchanteur mais néanmoins solitaire, pour aller me faire un repas tout aussi enchanteur.

Elle : - Tu manges quoi aujourd’hui ?

Moi : - J’ai prévu un tournedos de quinoa assaisonné au chimichurri accompagné de sauce vierge de combava. Toutes ces recettes véganes qui défilent en ce moment sur Internet, ça donne envie, vous n’avez pas idée !

Elle : - Dis-moi que tu plaisantes.

Moi : - Bien sûr. »

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