Prélude

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Il y a du monde à la taverne aujourd'hui, vous croyez pas ? Ah ! c'est vrai, vous n'en savez rien. Vous n'êtes pas du coin.

Je vous le dis : c'est pas à cause du froid. On a l'habitude ici, parce qu'il ne fait jamais vraiment chaud à Caer Edyn. Allez, venez vous asseoir avec moi. Je vous propose un truc : vous me payez un coup, et je vous raconte une histoire sur quelqu'un d'ici. Non, ne rigolez pas. C'est un bled paumé, mais les choses qui se passent ici... C'est d'accord ? Vous ne le regretterez pas. Alors qui ? Il y a l'embarras du choix :

Gawaïn, par exemple, qui s'agite derrière son comptoir, à remplir ses godets de bière et à racler la mousse ; fatigué de râler après ses filles, qui ne servent pas assez vite à son goût. Mais après tout, Gawaïn ne fait que ça, de râler. Et particulièrement après ses filles. D'ailleurs, il se demande souvent ce qu'il a fait pour mériter qu'on lui foute des godiches pareilles entre les pattes.

Un espoir de marier la plus grande. Même si elle n'est pas dégourdie pour un sou, il lui reste une jolie figure. Et ça, Gawaïn sait que c'est important, d'avoir une jolie figure. Et la dot, aussi. Pour ça, le tavernier peut se vanter de lui en fournir une bien grasse.

Par contre, pour la petite, c'est pas la même chanson. À cause de son vilain nez et de ses rondeurs qui débordent un peu trop de la mignonnerie. Des mauvaises habitudes héritées de sa mère, qui n'arrête pas de l'encourager à bâfrer comme une truie. Gawaïn compte bien lui imposer un régime à l'eau et à la soupe de choux avant qu'elle ne devienne nubile.

Loin de lui l'envie de garder d'autres bouches à nourrir que la sienne et celle de sa femme. Il ne le dira jamais, mais je mettrais ma main à couper que s'il ne pouvait garder que la sienne, il le ferait. Non. Finalement, j'y mettrais bien les deux, à couper.

Mais assez parlé de Gawaïn, ça ne me dit trop rien pour ce soir. Regardez la cheminée, avec ses deux pauvres bûches aussi radines que lui. Pas étonnant qu'on se les gèle. Pour pousser à picoler sa gnôle, tout ça.

Il y a le vieux Lorkhan, là-bas, assis à la table au coin. Toujours à lever le coude avec le non moins vieux Gerrick. On a aussi du Loth Dalwen, avec son éternelle barbe grise et ses doigts plein de graisse, en train de sucer le cartilage d'une cuisse de poulet. Hm... non, une prochaine fois, peut-être. S'il vous vient l'envie de revenir.

Non non non, pas lui. Ni lui. Voyons-voir...

Tiens ! Du côté de Gawaïn, le type accoudé au comptoir avec sa mousseuse à moitié vide (ou à moitié pleine, c'est à vous de voir). C'est de celui-là, que j'ai envie de vous parler aujourd'hui. De ce gars, et du bandana qui lui couvre toujours la bouche.

On a tous des choses à cacher, moi comme vous (bon, peut-être plus moi). Mais certaines personnes ont des secrets difficiles à dissimuler. C'est ce que vous dirait Beathlag Cawen, s'il daignait vous adresser la parole. Mais il ne parle plus. Enfin, presque plus. Vous feriez pareil à sa place, si vous deviez vous cacher derrière un bandana.

Beathlag Cawen se trouve à cette place aujourd'hui, en train de siroter sa bière. Mais vous l'auriez trouvé exactement au même endroit, si vous étiez venu hier. Et encore au même endroit, si vous étiez venu avant-hier. Et encore pareil pour le jour d'avant, et celui d'encore avant. Vous saisissez l'idée ?

Il y a un ivrogne dans toutes les petites villes (même dans les petites villes côtières, où les gars ne sont jamais en reste question boisson). Les gens d'ici disent que Beathlag Cawen est le pochard de Caer Edyn. Quoique l'ivresse ne lui monte jamais à la tête, et qu'il ne boit jamais que sept bières dans la journée. Certains marins (et quelques autres qui ne sont pas marins) ne sont pas moins pochards que lui, si vous voulez mon avis.

Jusqu'à preuve du contraire, Beathlag n'a jamais renvoyé ce qu'il avait (chèrement) payé sur le sol, pas plus qu'il n'a déjà défalqué dans son froc à force de rire. Exploit du vieux Gerrick, du temps où il n'était pas si vieux. Bien qu'il ne s'en vante pas beaucoup. Mais je m'égare encore. On s'occupera de Gerrick un autre jour.

C'est qu'il y a tellement à raconter sur les habitants de Caer Edyn, que je ne sais plus où donner de la tête. Je vais essayer de m'en tenir à Beathlag Cawen, promis.

Donc, comme je disais, notre ami là-bas aime avoir de la mousse en bouche environ sept fois par jour, à peu près tous les jours de l'année. Et si je dis à peu près tous les jours, c'est qu'une fois par an, Beathlag s'éloigne de Caer Edyn pour voyager. Pour faire toujours le même voyage, je précise.

Tous les habitants de Caer Edyn vous diront qu'il existe pratiquement autant de raisons de naviguer qu'il y a de marins ; que certaines sont pragmatiques, et d'autres étranges. Et ils vous diront sans aucun doute que la plus étrange de toutes ces étranges raisons, est celle qui pousse Beathlag Cawen à prendre le large. D'autant plus que ce gaillard là n'a jamais aimé l'eau.

Pourquoi il n'a jamais aimé l'eau ? Eh ben, c'est peut-être par là qu'il faut commencer.

Je ne vous ferai pas l'affront de commencer par il était une fois. Les belles histoires commencent par il était une fois. Et je ne les aime pas. De toute façon, les gens n'ont pas de belles histoires. En particulier ceux de Caer Edyn.

Mon grand-père m'a dit un jour : la vie, c'est comme une tartine de merde. Si tu veux arriver au bout, il faut en manger un petit peu tous les jours.


Et puis si, je vais quand même le faire : Il était une fois, où Beathlag Cawen en a pris une sacrée bouchée.

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