Maia

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Un beau jour après quelques mois de ce manège, Lucie entendit sonner à la porte. Comme les visites de ses proches s'étaient espacées au point de se tarir, elle pensa qu'il s'agissait du livreur de courses - un autre moyen bien pratique de passer encore plus de temps sur Internet et encore moins à l'extérieur.

Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'elle reconnut la chevelure frisée de son amie Maia, une colombienne, amie de quinze ans, et la seule qui continuait vaille que vaille à lui proposer des activités. Lucie accueillit la visiteuse comme tout ce qui la distrayait de ses écrans ces derniers temps : avec mauvaise humeur. Néanmoins, un scrupule la poussa à ouvrir la porte à sa plus vieille copine.

Comme toujours, Maia était la joie de vivre incarnée : toujours partante pour faire la fête, nantie d’un rire aussi dévastateur que communicatif, elle faisait partie de ces gens solaires, lumineux, qu’on ne pouvait pas s’empêcher d’aimer. Fait rare à cette époque et pour une fille de son âge : Maia n’était inscrite ni sur Facebook, ni sur aucun réseau social.

« Si vous voulez de mes nouvelles, appelez-moi ou venez me voir ! disait-elle, les rendez-vous virtuels, très peu pour moi ! »

Attitude renforcée par le fait qu’elle pouvait se montrer très tactile, enlaçant facilement ses amis ou les gratifiant de bourrades amusées selon les cas. Inutile de préciser que dans leur duo, Maia était le moteur et Lucie la petite souris grise qui la suivait comme son ombre. Cependant, ce n’était pas une marque de domination de la part de Maia, car elle savait que, lorsqu’elle était en confiance, Lucie pouvait se montrer en privé d’une grande férocité, faisant preuve d’un humour mordant qui faisait rire son amie aux larmes. Avec le temps, Lucie était devenue de moins en moins effacée, et Maia la mettait souvent en avant dans les soirées auxquelles elles participaient.

Mais lorsque Lucie lui ouvrit la porte ce jour-là, Maia eut l’impression d’avoir grimpé dans une machine à remonter le temps et d’être revenue 15 ans en arrière, à leur rencontre au collège : cheveux gras vaguement attachés en queue-de-cheval mollassonne, jogging informe et taché, yeux cernés, Lucie était dans un sale état. Il en fallait heureusement plus pour désarçonner Maia, qui lui plaqua deux bises sonores sur les joues.

  • Hola, ma belle ! Je te tire du lit ou quoi ? dit-elle en riant, comme s’il était normal de dormir encore à 16 heures.
  • Mmmh … Non, je traînais un peu. Fais pas gaffe au bordel, répondit Lucie, en l’invitant à entrer d’un geste vague.

Pour Maia, cette phrase signifiait d'ordinaire que son amie laissait un magazine ouvert et une tasse pas rangée sur la table, voire, dans le pire des cas, que le lit n’était pas fait. Mais la colombienne constata avec surprise que là, c’était vraiment le bordel : vaisselle sale dans l’évier, pots de yaourts et paquets de biscuits vides sur les meubles, linge sale par terre … voilà qui ne ressemblait pas à la maniaque du ménage qu’elle connaissait. Et Maia alla de surprise en surprise, lorsqu’elle aperçut, bien en vue dans le salon, un énorme ordinateur tout neuf ; dans ses souvenirs, sa copine n’était pourtant pas branchée technologie, et ce truc devait valoir les yeux de la tête.

  • Dis donc, t’as investi ma Lulu ! C’est nouveau, cette passion pour les ordis ?
  • Oh, c’est juste que comme j’ai pas mal de trucs à faire, autant avoir du bon matos. Donc, oui, j’ai cassé ma tirelire et j’ai acheté une nouvelle bécane.
  • Et pas le plus petit modèle, en plus ! Mais pourquoi t’as autant de trucs à faire ? Tu t’es mise aux jeux vidéo ?
  • Ah non, sûrement pas ! ricana Lucie.
  • Alors, quoi ? C’est pour ton boulot ?
  • Non, non …
  • Maia leva les yeux au ciel et soupira :
  • Hé, je veux bien faire la conversation, mais là, tu m’aides pas. Tu peux coopérer un peu ? J’ai l’impression de te tirer les vers du nez !
  • Tu veux un truc à boire ?
  • Lucie !

A présent bien énervée, Maia secoua sa vieille copine par le bras :

Écoute-moi bien, ma chère ; je suis venue parce que ça fait des mois que tu réponds plus à mes appels, que j’ai juste droit à un vague SMS de temps en temps, et que je m’inquiète ! Et je t’avoue que quand je débarque chez toi, que je vois que tu vis dans la crasse et que tu t’es acheté un ordi qui vaut plus cher que tous mes sacs à mains réunis, je m’inquiète encore plus ! Alors tu vas m’expliquer ce qu’il se passe dans ta jolie tronche, et tout de suite !

  • Bon, d’accord. Alors, ben, assieds-toi où tu veux, hein …

« Toujours ce ton de voix éteint, pensa Maia, elle a vraiment changé ! »

Elle regarda autour d’elle, et choisit une place sur le canapé exempte de détritus.

  • Tu veux boire quelque chose ? demanda à nouveau Lucie
  • Oui, mais t’embête pas, j'vais y aller.

Lucie ne répondit pas, mais profita de la diversion pour se rasseoir face à son écran et commença à taper à toute allure sur le clavier. Des petits « bips » retentissaient à intervalles réguliers, l’informant des réactions à ses commentaires. Quand Maia sortit de la cuisine et posa une théière et deux tasses fumantes sur la table, Lucie sursauta et la regarda avec surprise.

  • Pardon, marmonna-t-elle, j’avais oublié que t’étais là.
  • C'est pas vrai ! Mais j'suis partie que cinq minutes !
  • Ah ? Pardon, mais il fallait que je fasse … ce truc, là.
  • Quel truc ? Écoute, ma Lulu, je t’aime beaucoup, mais là, c'est n'importe quoi ! dit Maia.
  • Ben, pourquoi ?
  • A ton avis ?

Maia fulminait, persuadée que Lucie se payait sa tête, mais en voyant son air désemparé, elle comprit que sa question était sincère : elle ne voyait vraiment pas le problème. La volcanique colombienne se radoucit un peu, et reprit, plus calmement :

  • Déjà, tu te rends compte du bordel dans lequel tu vis ?
  • Ouais, je sais, j’ai un peu oublié de faire le ménage, excuse-moi, mais je savais pas que tu passerais, sinon …
  • Sinon ?
  • Euh … Je t’aurais demandé de pas venir, en fait.
  • Lucie, on se connaît depuis combien de temps ?
  • 15, 16 ans, par là ...
  • 17 ans, exactement. Et en 17 ans, je t’ai jamais vue comme ça. Fatiguée, oui, mais jamais au bout du rouleau à ce point-là !
  • Mais je suis pas au bout du rouleau !

Lucie se dressa, soudain furieuse contre son amie.

  • Ravie de l’entendre, répliqua Maia, alors tu peux m’expliquer pourquoi je te retrouve en jogging dans un appart en chantier un jeudi après-midi ?
  • J’ai pris quelques jours de congé.
  • T'es malade ?
  • Non.
  • Laisse-moi deviner ; t'avais des trucs à faire ?
  • Exactement.
  • Et on peut savoir quoi ?

Lucie croisa les bras, se renfrogna, et détourna le regard, parfaite caricature de la sale gosse boudeuse. Maia s’attendait presque à ce qu’elle lui dise : « J’te dirai pas, t’es trop méchante », comme une gamine de six ans. Elle changea de tactique, et décida de faire les questions et les réponses toute seule.

  • OK, je vais essayer de deviner. Alors, je parie que ça a quelque chose à voir avec cet ordi hors de prix que tu viens de payer deux bras et demi ? J’ai bon ?
  • Mmf.
  • Et je suppose, continua Maia, que ces trucs qui pouvaient pas attendre, c’était sur Internet ?
  • Mmm – mmh.
  • Lucie, dit la jeune femme en souriant, tu t’es inscrite sur Meetic ? C'est ça le truc, t’as trouvé un mec à ton goût ?

Maia vit son amie tourner la tête aussi vite que celle de la gamine dans « L’Exorciste », et ses yeux s’écarquiller si grands qu’ils manquèrent de tomber sur la moquette sale. Pour la première fois, la jeune fille sourit et éclata même de rire.

  • Non, t’inquiète pas, c’est pas ça, reprit-elle. Mais c’est super important quand même.
  • Mais merde, à la fin ! Tu veux pas m’expliquer, au lieu de tourner en rond ?

Lucie regarda Maia comme si elle la voyait pour la première fois ; elle la scruta intensément, semblant évaluer dans sa tête si elle pouvait lui faire confiance ou non. Enfin, elle retourna à son écran, souffla sur une mèche de cheveux qui lui tombait devant les yeux, et dit :

  • Bon, tu connais le principe des réseaux sociaux ? Facebook, tout ça ?
  • Je suis peut-être pas inscrite dessus, mais j’ai des notions.
  • Donc, tu sais qu’il existe des pages consacrées à des sujets particuliers, et que si ces pages sont publiques, toutes les personnes inscrites sur Facebook peuvent publier dessus ?
  • J’ai entendu parler de ça, oui.
  • Eh bien voilà, c’est ce que je fais. Je commente sur ces pages, ce qu’on appelle des groupes, et je publie sur leur espace public – ce qu’on appelle le « mur ».
  • Quoi ?
  • Oui, je donne mon avis, j’échange avec des gens, et je …
  • Mais enfin, ça te prend pas la journée de faire ça, quand même !
  • Ben …

Lucie détourna le regard, gênée, et joua avec la molette de sa souris pour se donner une contenance. Maia la prit par l’épaule et la secoua doucement :

  • Lucie, ma Lulu, mon amie, ma douce ; ne me dis pas que si je te retrouve dans cet état lamentable et dans un appart immonde, c’est parce que tu passes tes journées à commenter des conneries sur Internet ? Dis-moi que c’est une blague ?
  • C’est pas des conneries !
  • Mais Lucie, c’est Internet ! C’est virtuel, bon dieu ! C'est même pas réel, ce que tu fais !
  • Bien sûr que si ! hurla Lucie en se levant.

Stupéfaite, Maia regarda son amie faire des allers et retours dans le salon encombré, lui expliquant qu’elle allait sauver le monde en discutant avec des gens qu’elle ne connaissait pas sur le net. Elle glana quelques mots par-ci par-là, le tout noyé sous des termes techniques qu’elle ne comprit pas.

Au bout de quelques instants de ce manège, la colombienne leva timidement la main pour tarir le flot de paroles qui jaillissait sans relâche de la bouche de Lucie :

  • Pardon, mais je pige rien à ton délire. Tu peux reprendre ? J’ai jamais entendu parler de tout ça, moi.

Lucie s’arrêta, soupira et se passa la main sur le front. Elle se rassit lourdement, et tourna l’écran vers Maia :

  • Tu sais quoi ? Le mieux, c’est que je te montre.

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