Addiction

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Au fur et à mesure qu’elle devenait une internaute chevronnée, la jeune femme au tempérament plutôt calme et timide dans la vraie vie, se composa un personnage ; elle constata avec satisfaction qu’elle était capable d’argumenter, d’être mordante, acide, férocement drôle, et de boucler le clapet de ses opposants, chose qu’elle ne se serait jamais autorisée en public.

A 26 ans, Lucie avait un petit boulot de secrétaire aux Impôts, et était connue pour sa capacité à rougir presque sur commande. Selon la loi cruelle du travail en collectivité où la moindre faille est exploitée, ses collègues aimaient par-dessus tout la prendre au dépourvu et voir son petit visage s’empourprer sous l’effet de la surprise, ce qui lui avait valu le sobriquet de « Lucie les joues rouges », qu’elle détestait. Combien de fois avait-elle rêvé de rabaisser Gérard (« moi c’est Gérard, mais tu peux m’appeler Gégé », lui avait-il dit le premier jour, ce qu’elle n’avait jamais fait), machiste invétéré et chef de file des moqueurs, devant toute la cafétéria ? De lui faire ravaler les blagues salaces qu’il proférait à longueur de journée à l’attention de toutes ses collègues féminines ?

« Mais ferme ta gueule, espèce de phallocrate ! pensait-elle furieusement, quand elle l’entendait pour la énième fois commenter les seins ou les fesses des filles, ou je te jure que tu vas repartir avec tes couilles dans un Tupperware !

- Hé, regardez, y a Lucie qu'est toute rouge ! beuglait Gégé à ce moment-là, alors Lucie, qu’est-ce qu’il y a ? T’es frustrée ou quoi ? Tu sais que si tu t’sens seule tu peux v’nir me voir, hein ! HAHAHAHA !

Suite à quoi Lucie quittait le plus souvent les lieux pour s’enfermer dans son bureau, entendre dans son dos :

- Quelle mal-baisée, celle-là ! »

Mais à présent, elle savait qu’elle possédait une arme, un soutien : ses amis virtuels, qui au fur et à mesure des jours, comptèrent de plus en plus comme de vrais amis. Et comme avec de vrais amis, elle se mit à poster des anecdotes de sa journée, de petits faits insignifiants au début, puis de vrais récits dans lesquels, bien entendu, Gégé était la star, suscitant la moquerie et l’indignation des internautes. Grâce à eux, Lucie passait des journées un peu moins mauvaises, et parvenait à prendre un peu de recul. Les « câlins » de ses « amis », les petits mots doux, encourageants, les surnoms tendres, lui faisaient autant de bien que si elle s’était retrouvée au café à papoter avec ses copines. Plus même, puisqu’elle obtenait près d’une centaine de soutiens à chaque fois …

Insensiblement, la vie de Lucie s’organisa autour du groupe, des commentaires, et des « raids ». Le matin, elle commentait dès le saut du lit ; encore un peu en prenant son café, en se brossant les dents, en faisant son sac. Elle profitait du trajet en bus, de la moindre pause au travail. Elle se connectait même à table le soir, quand elle était seule, ou quand elle mangeait avec ses parents ou ses rares amis.

« Lucie, pose ce fichu portable à la fin ! lui demandait-on.

- Oui, attends, juste un truc … Oh là là, non mais c’est n’importe quoi ça quand même, regarde ! » répondait-elle en flanquant son écran sous le nez de ses malheureux interlocuteurs.

Les semaines, puis les mois passèrent. Lucie eut de plus en plus de mal à se lever le matin, se couchant si tard qu’elle ne dormait parfois pas du tout, mangeant uniquement quand elle mourait de faim, oubliait de se doucher … Elle en arriva à lire dans la rue, en marchant, évitant de justesse lampadaires et poussettes ; au cinéma, où elle se fit régulièrement rabrouer à cause de la lumière de l’écran. Et bien sûr, le soir, dans son lit, adossée à son oreiller, devant son ordinateur portable, sa tablette ou son smartphone, qui remplacèrent peu à peu les romans qu’elle dévorait. Son téléphone, jamais éteint, la réveillait parfois la nuit en vibrant et bipant au rythme des notifications.

Elle partait le matin de plus en plus tard, les cheveux ébouriffés, oubliant ses clés, ou de fermer la porte, dormait de moins en moins, et se levait avec dans la tête des idées de nouvelles phrases assassines auxquelles elle avait réfléchi toute la nuit. Toutes ses conversations tournaient autour des groupes, autant des « anti » que des « pros », à tel point que ses amis ne venaient plus la voir ni ne l’appelaient. Ses parents essayèrent désespérément de la motiver pour sortir, aller prendre l’air à la campagne, voir des expositions …

« Non merci, ça ne m’intéresse pas », disait-elle toujours, sur un ton de plus en plus las.

Elle qui avait toujours été sportive, finit par laisser tomber toute activité physique – une telle perte de temps passé loin des écrans, non merci !

Et quand elle ne commentait pas, Lucie passait des heures à rechercher plus petit article, la moindre statistique, le site le plus précis possible, toujours dans le but d’étayer ses dires et de donner à la fois la vision la plus juste et la plus objective possible de ses convictions. Bientôt, elle consacra l’intégralité de son temps libre, ainsi qu’une grande partie de son temps professionnel, à pourfendre l’injustice sur internet : féminisme, mais aussi anti-racisme, anti-homophobie, défense des animaux, de l’environnement … Toutes les formes d’oppression y passèrent. Elle se familiarisa avec le jargon de chaque cause, parlant couramment de « slut-shaming », « green-washing » ou de « body-positive », perdant ses interlocuteurs (autres que ses complices internautes) dans son jargon.

Sa nuque était toujours raide à force de passer du temps courbée sur son ordinateur ou son smartphone, elle attrapa des crampes aux pouces et aux poignets, fut victime de terribles migraines ophtalmiques qui, en plus d’être très douloureuses, la tenaient éloignée des écrans ! Mais toujours motivée par une seule et même idée : faire régler la justice et prendre la défense des plus faibles et des minorités.

« Comment peut-on dire autant de conneries injustes, idiotes, infondées et invérifiables ! » Elle ressassait interminablement les arguments : « prouve ce que tu dis ! », « ça n’a jamais existé ! », « c’est du pur délire ! », « on se renseigne avant de dire n’importe quoi ! », dans le but (hélas jamais atteint) d’amener ses interlocuteurs à réfléchir, ou à changer d’avis. Le jeu tournait bientôt au ping-pong sans fin, et Lucie revenait toujours à l'attaque, fourbissant ses arguments comme autant d'armes tranchantes, malheureusement plus proche de Don Quichotte que de Lancelot ...

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