Premiers pas

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POP.

Le portable de Lucie sonna, avec le son caractéristique des alertes Facebook. A peine réveillée (il était quand même 6 heures du matin, et on était dimanche), elle chercha à tâtons ses lunettes pour déchiffrer le message sur son écran.

« J’y crois pas, marmonna-t-elle, ils ont écrit des commentaires toute la nuit ! Ces crétins n’ont que ça à foutre, ou quoi ? »

D’un mouvement bien entraîné du pouce, elle fit glisser les pages jusqu’à celle qu’elle recherchait : un groupe anti-avortement hyper virulent, très actif sur la toile ces derniers temps. Très attachée aux valeurs féministes, Lucie mettait un point d’honneur à commenter toutes leurs publications, afin, comme elle le disait, de « leur mettre le nez dans leurs contradictions ».

« Non mais c’est pas vrai ! En plus d’être machistes, ces mecs ignorent jusqu’à la plus élémentaire notion de biologie ! C’est n’importe quoi ! »

A présent bien réveillée, Lucie s’assit dans son lit, et commença à pianoter furieusement sa réponse, avant d’appuyer sur « publier ». Satisfaite, elle prit un peu de temps pour continuer à naviguer sur le réseau. De temps en temps, une petite notification s’affichait en rouge pour signaler que quelqu’un avait réagi à son commentaire ; elle sourit en constatant que plusieurs personnes l’avaient « aimé », et reconnut les pseudonymes, devenus familiers, de certains contradicteurs du site qui publiaient régulièrement comme elle. Elle rit même en lisant des phrases particulièrement bien tournées, drôles ou acides, renvoyant les réacs à leurs propres bûchers.

Une petite icône ronde apparut en bas à droite de son petit écran, signalant une conversation privée : c’était « Mad Max », un des opposants, qui la contactait :

« Salut, Lucie Lalucide ! Cool tes commentaires sur la page, tu leur as mis des bonnes baffes à ces crétins ;)

- Merci, Max, répondit-elle. C’est normal, faut se serrer les coudes contre les obscurantistes !

- Avec quelques copains, on a créé un groupe justement pour s’entraider, ça te dirait de le rejoindre ?

- Carrément ! Je signe où ?

- Suis ce lien, je t’invite tout de suite. »

Lucie cliqua, et tomba sur le groupe dont lui avait parlé Max. Comme c’était un groupe privé, elle ne pouvait en faire partie que si quelqu’un demandait à la faire entrer, un peu à la manière d’une boîte de nuit avec un carré VIP virtuel. Un peu perdue à l’arrivée, elle se familiarisa rapidement avec l’organisation du groupe. Une publication mise en évidence proposait aux nouveaux venus de se présenter, elle écrivit donc un petit mot pour remercier Max de son invitation, et dire qu’elle mettait ses compétences au service de ses nouveaux camarades. Elle récolta immédiatement une salve de réponses, « Bienvenue », « Welcome ! », « Salut Lucie, prévois la tronçonneuse, ici, on fait pas dans la dentelle ! », « Bienvenue chez les vilaines féministes, chérie ! » et autres mots doux.

Lucie se rendit rapidement compte que le groupe des « pro-choix » était aussi actif que celui des anti-avortements. Encouragée par ses nouvelles connaissances, elle augmenta bientôt sa vitesse de commentaire, rédigeant de longs pavés de lecture, choisissant soigneusement ses mots pour doser l’ironie et la colère que lui inspiraient ces personnes. Elle se glissa dans le groupe comme dans une bande de véritables amis, et pour cause : elle passait presque plus de temps avec eux qu’avec les gens qu’elle connaissait « IRL » (« In Real Life », c’est-à-dire « dans la vraie vie »). La joie de partager ses convictions, d’échanger des commentaires intelligents, de venir en renfort quand l’un d’eux criait « au secours » la renforça dans cette impression. Souvent, le soir, ils organisaient ce qu’ils appelaient des « raids », sortes d’expéditions punitives virtuelles contre une publication en particulier, le but étant clairement de pourrir le « mur » du groupe des anti-avortements, et la jeune femme s’en donnait à cœur joie.

Elle participa à son premier raid un lundi soir ; s’assurant d’être au calme, bien calée dans son canapé avec une tisane, elle se lança. Au début, elle se contenta de commenter quelques écrits, puis au fur et à mesure, elle se fit plus inventive, plus acérée aussi, se permettant parfois même des attaques plus directes envers les personnes les plus féroces. Et bien sûr, ce qui devait arriver, arriva : elle affronta son premier « troll » internet.

Les internautes désignent sous le terme de « troll » les commentateurs qui critiquent pour le plaisir, souvent de manière féroce et exclusivement personnelle. Un des grands enjeux d’un débat sur internet est souvent de déterminer qui est un troll ou non (en général, on renvoie toujours cette responsabilité à son contradicteur), et l’une des grandes règles face à eux est « don’t feed the troll » (« ne nourrissez pas le troll »), afin d’éviter le « flood », c’est-à-dire noyer la conversation sous des phrases sans intérêt avec le sujet principal.

Certains s’auto-proclament « trolls » et disent exercer « l’art du trollage », en contradiction avec l’image stupide et gratuitement cruelle de leur « profession ».

Celui qui allait tourmenter Lucie pendant des heures affichait en guise de photo de profil un point d’interrogation, sans doute pour ne pas prêter le flanc aux attaques personnelles. En revanche, il s’en donna à cœur joie avec la malheureuse Lucie … Ses arguments, ses valeurs, mais aussi ses vêtements, son physique … Tout y passa, et avec la délicatesse d’un bulldozer !

« J’arrive pas à croire qu’une meuf aussi mal fringuée ait le culot de me parler. »

« C’est autorisé, cette coiffure ? Tu ressembles à un croisement entre Kouchner et Nana Mouskouri, mais bon, il paraît que certains aiment … »

« Ecoute chérie, quand tu auras quelque chose de vraiment intéressant à dire, reviens nous voir, en attendant, retourne jouer avec tes poupées ok ? »

« Mais qu’est-ce qu’elle vient encore nous emmerder la grosse ? Oh, dégage, on te dit ! »

Pour la première fois, Lucie eut vraiment envie de pleurer en lisant les commentaires. Avantage du combat sur Internet : personne ne vous voit pleurer, ni ne vous entend hurler. Lucie alterna l’un et l’autre au gré des piques de « Mr Point d’Interrogation », et dut se retenir à plusieurs reprises de balancer l’ordi par la fenêtre. L’escarmouche prit fin grâce à l’intervention d’un modérateur, et Lucie en ressortit aussi épuisée que si elle avait combattu un adversaire bien réel. A ce propos …

« Merde ! Mon entraînement de karaté ! »

L’heure était passée depuis longtemps à présent, et la séance devait même se terminer. Tant pis, elle rattraperait le cours une autre fois … Elle prit quelques minutes pour se faire réchauffer une soupe au micro-ondes (car elle s’était rendu compte qu’elle mourait aussi de faim), puis partit sur le forum ami, pour se remonter le moral. Elle publia un message fatigué, captures d’écran à l’appui :

« Hé ben les copains, il m’a bien lessivée ce troll ! » et fut accueillie en héroïne : les félicitations se multiplièrent, ainsi que les soutiens et les câlins virtuels, réconfortant Lucie aussi sûrement que si elle avait reçu des compliments de ses vrais amis. Elle eut l’impression d’avoir accompli un rituel de passage, et de l’avoir réussi ; rien ne pourrait l’arrêter désormais.

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