Prise de tête

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Jour 7


C'est étrange comme la communion de deux esprits peut générer d'inutiles larmes de joie... Elle retrouve le sourire parce qu'elle est sur le point de me forcer à lui écrire un truc et, moi, j'irradie déjà parce que je suis sur le point de m'y mettre.

Sur le point, seulement. Parce que ce n'est pas le tout de prétendre écrire sur commande. Elle est gentille avec ses rides et son sourire désarmant, la mamy, mais en attendant, je ne sais pas faire ce genre de choses. Écrire une histoire me prend plus de temps. Perdu, le temps, en général. Je me dis même, à cet instant, que si je passais à écrire tout le temps que je perds à tourner en rond...eh ben, j'aurais déjà écrit une douzaines d'encyclopédies. 24 tomes, pièce. Et en tous petits caractères. En plusieurs langues, que j'aurais apprises ab initio...

Donc, même si je souris comme un gros benêt à côté de la vioque Isabelle, je dois bien admettre que je suis sérieusement dans la mêlasse. Pourtant, je sais que je ne pas pouvoir y couper, sinon elle va encore me faire sa voix toute cassée, sa mine butée, ses yeux désespérés. Et si elle renifle encore une fois, je me casse ! Supporte pas ça... On a inventé les mouchoirs, merde !
Alors, pendant qu'elle me malaxe encore les phalanges, je cogite un brin.

Mouais...pourquoi pas ça ?
Bof...
Et un truc du genre...?
Re-bof...

  • Dites-donc, Isabelle...
  • Oui, je vous écoute ? fait-elle en admirant passer une ribambelle de mouches affamées.
  • Vous m'avez bien dit que vous aimez l'amour, les fleurs et les oiseaux, c'est bien ça ?
  • Rigoureusement exact !
  • Bon...alors, voilà. Je vais vous écrire une courte histoire d'amour entre une fleur et un volatile. Ça vous va ?
  • A merveille ! s'exclame-t-elle, ravie.

Au moins ça de pris... Finalement, pas trop difficile à combler, la vieille...
Bon, j'ai un thème. Bien lourdingue, bien cliché, bien tout et tout...
Maintenant, j'ai aussi 2 personnages...faudrait voir à les dessiner un peu. Si je fais pas ça, je ne pourrais jamais faire un truc crédible. Alors, commençons pas le zozore... Deux ailes, des plumes, deux papattes griffues, deux yeux ronds comme des billes. Un bec. Voilà un tour rapide d'un modèle commun.
Quoi de plus ? Une voix spéciale pour roucouler des conneries à son égérie végétale ? Mouaip...pas mal de penser à ça. Je prends !

Ensuite, la fleur.
Problème immédiat ; moi, sorti des marguerites, des tulipes et autres chrysanthèmes, je ne connais rien aux fleurs. Un truc exotique ? Ouais, ça plaît toujours les machins d'outre-équateur. Alors quoi ? Un palmier ? Non, si une noix de coco tombe sur mon volatile, l'histoire d'amour finira par des obsèques. Pas cool, le coco. Un Baobab ? Je pouffe de rire tout seul. Un Baobab ! L'aurait intérêt à être balaise, mon oiseau pour satisfaire la bête ! Et une petite voix sans mégaphone serait ridicule...

Rhââ...quelle idée nulle qu'une histoire d'amour ! M'enfin, si c'est ce qu'elle aime et si ça peut lui mettre encore un peu plus de lumière dans les synapses, moi, je m'en fous un peu sur les bords, n'est-ce pas ? Bref, pas de Baobab non plus. Alors...un nénuphar ? Bof, trop chinoisant. Je me vois déjà en train de donner des couleurs jaunes et des regards bridés à droite et à gauche. Et puis des dialogues ridicules, maculés de "Lotus du Levant", "Petit vermisseau parfumé au tiaré" ou je sais pas quoi. Et puis, pour le coup, je ne sais définitivement rien des fleurs orientales. A mon avis, j'en sais plus sur la quantité de bombes antipersonnelles encore enterrées au Viêt-Nam ou sur le nombre de bombes atomiques planquées en Corée du Nord !

Je ne vais quand même pas sombrer dans le tableau nullissime d'amours contrariées par des désastres militaires que de vilains humains répandraient autour d'eux, alors que mes deux tourtereaux ne penseraient qu'à se faire un peu de bien !

Et si j'imaginais une fleur ? Une rien qu'à moi, le temps de lui pondre une petite historiette bien ruisselante de passion à deux balles ?
Ouais, j'aime bien l'idée... Au moins, je ne serais pas emmerdé avec les détails que toute personne un peu plus versée que moi dans la culture des trucs à pétales et à pétioles ne manquerait pas de me faire remontrance.
De toute façon, on dit que l'amour rend aveugle et sourd...

Tiens, peut-être que ça m'éviterait de faire chanter mon zoziau et, puisque sa Dulcinée ne serait qu'une fleur, pas la peine de me casser le fion à la rendre béate d'admiration devant un oiseau des îles... Aveugle, la fleur !
Pratique, parfois...

Bon, ça vient.
Alors, j'ai un oiseau à plumes, une fleur à la con que je dessinerai comme il me plaira de le faire... Un décor ?
En général, on trouve ce genre de personnages dans des forêts, je crois...

Alors, qu'est-ce que j'ai comme forêt en stock ? Brocéliande ? Pff...visitée cinq mille fois par jour ! Sans compter les hordes de druides imbéciles qui n'en finissent pas de se larder les salsifis avec leur serpe, pendus dans les branches pour quelques grappes de gui. Et puis, il paraît que c'est encore truffé de soldats romains, poursuivis par un couple de bretons débiles, chasseurs de sangliers... Non, j'oublie celle-là.
Quoi d'autre ?
La forêt amazonienne ? Avec tous les méandres verdâtres et piégeux d'un fleuve qui n'en finit pas de s'endormir au lieu de cavaler vers la liberté océane ? Pourquoi pas ? Mais, je risquerais de croiser quelques indigènes cannibales, cracheurs de fléchettes empoisonnées, peinturlurés de la tête aux pieds. J'en tremble déjà d'effroi ! Non, pas l'Amazonie, non plus.
Les interminables forêts canadiennes ? Aaah...pas mal, ça !

Disons...en plein hiver, au milieu de nulle part, entre quelques belles montagnes grises, couvertes d'un épais manteau blanc...
Pendant qu'un putain de blizzard soufflerait dans les clairières ? Avec des tornades à la con qui arracheraient les arbres, les bosquets, les écorces ? Et puis qui emporteraient de méchants grizzlis tout juste sortis de leur long sommeil ?

Et qui ferait des confettis de ma fleur à la con !! Et mon oiseau à plumes qui se retrouverait propulsé jusqu'en Alaska ? Dure dure, l'histoire d'amour sous la neige
N'importe quoi...

Rambouillet ?
Les grands chênes multicentenaires, les champs de fougères, les champignons, tout ça... Une chasse à cour, des trompettes arrondies qui sonnent comme des pets dans une durit... Des canassons immenses, avec des gros cons en rouge et blanc dessus...
Et des chiées de clébards lancés à la poursuite d'un zèbre, non, d'un renne, le tout en train de labourer la terre et de rendre ma fleur à l'état de compost !

Pfff...ça me saoule.
Bon, une forêt quelconque, avec des arbres, des feuilles, et puis merde, hein ?

Non...je ne peux pas lui faire ça.
Allez, faut que je creuse un peu mon idée...Cherche, mon gars, cherche ! T'auras un su-sucre !
Faut qu'y trouve un truc carabiné. Un décor qui sortirait un peu de l'ordinaire.
Une serre sur la planète Mars ? Non...trop loin ! Une steppe aride ? Si c'est aride : pas de fleur et pas d'zoziau des îles, patate !

Perdu dans les articles périmés de ma misérable mémoire, je cherche longtemps un décor... Pas près de trouver, l'écrivain en rade !

Maintenant, ça me gave ! Alors, pour remédier au problème, je prends une décision radicale.
Ce sera dans l'appartement d'une petite vieille, près d'une baie vitrée inondée de soleil. Tamisée par des voiles blancs-gris de poussière, la lumière. Important.
Le temps qui passe et qui se fait chier entre les murs d'un appartement perché au 34ème étage d'une tour, dans une zone où la came circule plus vite et plus densément que les bagnoles sur les avenues.
Près de la baie vitrée, un rocking-chair tout craquant, qui se balance lentement. Avec une mamie-gâteau dessus. Cheveux blanc-violet pâle, frisottée-permanente-mini-vague un peu floue...des petites lunettes cerclées de fer brillant, attachées à un petit cordon... Toute rapetissée sur elle-même, une vieille couverture écossaise sur se genoux gelés malgré le soleil qui cogne aux carreaux. Et puis des charentaises toutes dépenaillées qui dissimulent les cors aux pieds, les varices masquées par de bas épais et couleur chair.
Un petit décor sonore avec la sempiternelle horloge, une comtoise bien sûr, qui sonne toutes les quinze minutes. Une sorte de gong fêlé qui casse les oreilles mais qui lui rappelle qu'elle est toujours vivante. Ensuite, le décor habituel : des vieux meubles cirés, passés de mode, couverts de photos de famille. Le mari défunt, cancer ou accident au fond de la mine, les enfants, par ordre chronologique, les mariages où tout le monde s'est pris la biture de l'année. Puis, séparés, les enfants divorcés qui tirent des gueules de vingt pieds de long... Et puis des dentelles, des fleurs séchées, d'autres en plastique. Et puis cette odieuse odeur de poussière, d'ennui, d'encaustique vieillie.

Tout ça ne prépare pas mes scènes d'amour torride entre ma fleur et mon oiseau à plumes...
Alors, imaginons encore un truc bien lourd...
Une cage à oiseaux...Arrondie à son sommet, avec une petite porte en fil de fer tressé... un perchoir en plein milieu et...un canari ? Un stupide volatile tout jaune cocu ? Et mon histoire d'amour, alors ? A peine évoquée, la belle romance finirait déjà dans la fange d'une passage adultère, pendant que mon oiseau porterait comme un stigmate la couleur maudite de la trahison ?

Non, pas un canari,donc.
Une chauve-souris endormie, pendue par les pattes, enroulée dans ses ailes diaphanes ? Beurk...!

Quoique...
Disons que je garde ma chauve-souris. Dans ce cas, ma fleur ne serait rien moins qu'une plante carnivore. Une de ces atrocités animo-végétales qui bouffent quantités de ces mouches qu'Isabelle admirait béatement tout à l'heure ?

Ouais...pas mal, tout ça. Plus de cage, ma chauve-souris de la mort en train de roupiller accrochée à des racines qui percent les parois. Et puis plus d'appartement vieillot mais une sombre masure, perdue dans une forêt...noire. Oui ! Et la mamie serait une très vieille sorcière, endormie à force de s'emmerder de ne plus avoir de Belles au Bois Dormant à ensorceler !
Ou, encore mieux !
Je garde tout ça mais je le transpose dans une ambiance post-apocalyptique, genre Mad Max, avec plein de dégénérés qui passent leur temps à s'entretuer et siphonner des réservoirs d'essence... Tempête de sable larvée...des déserts à perte de vue.

Ouaiiiiis...

Et puis, dissimulée au fond d'une crevasse ignorée du monde entier, enfin, plutôt ignorée des quelques derniers pouilleux qui gravitent dans le secteur : une oasis. Toute petite. Une flaque d'eau pure, quelques brins d'herbe qui courent autour de l'eau, et puis une ou deux pâquerettes. C'est toujours la saison des pâquerettes, pour moi. Ça tombe bien, c'est aussi la saison dans mon histoire.
Enfin, unique et splendide, grandiose, incroyable dans cet enfer : une....une.... allons ! Une....

Merde, je sais pas ! Une fleur quoi !
Allons, concentrons-nous encore un peu, je sens que ça vient....
Une...une...une OR-CHI-DEE !!!

Voilà ! Une putain d'orchidée, une de ces fleurs de paradis, celles qu'on est obligé de traverser le monde pied, à cheval, à la nage pour les trouver !

Bon, bah voilà... Je tiens le truc !
Y a plus qu'à !

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