Une Orchidée

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Jour 8



-    Bon....vous êtes prête ? fais-je, tout frémissant.
-    Je suis tout à fait prête. Je vous écoute !! répond-elle du tac-au-tac.
-    Alors, fermez les yeux... et bon voyage !

Un instant, j'avais pensé me barrer à toutes jambes, la clouer sur place pendant que je me serais fait la malle pour ne pas me faire suer plus longtemps avec une obligation que je ne me sens pas capable d'honorer. Mais, c'est vrai : ce ne serait pas cool de ma part. Sans compter qu'Isabelle a détecté cette possibilité en une fraction de seconde et qu'elle a encore affermi la pression de ses doigts sur ma main. Prisonnier, donc.

Puisque les jeux sont en train de se faire et que je ne peux plus m'y soustraire, à moi de faire preuve du mieux que je pourrais. J'espère que je ne serais pas trop médiocre. C'est un style que je ne connais pas, que j'ai toujours répugné à traiter. Trop de soi-même à lâcher dans ce genre d'exercice... Pas bon pour le moral, ça. Souvent, à décrire de trop belles choses, on s'aperçoit qu'on parle de celles qu'on aimerait connaître. Ou qu'on aimerait oublier celles qui font un quotidien trop minable...

Je commence donc à improviser, assis sur ce banc public, pas très confortable d'ailleurs, et je travaille ma voix pour l'emporter plus rapidement sur mes rivages imaginaires. Disons...une voix un peu traînante et grave, aux sonorités rondes et un peu grasses. Une voix d'homme des bois ! Enfin, c'est comme ça que je le vois, celui-là. Ça commence pas très bien !

En tout cas, ça donne ça :

C'était un petit matin du mois de Mai. Le soleil naissant brisait les noirceurs putrides de la nuit sauvage. Quelques hurlements lointains retentissaient encore, derniers signes de luttes féroces entre charognards et humains pour une carcasse que les vrais prédateurs avaient abandonnée à leur famine. L'Homme ne dominait plus le monde depuis qu'il avait déclenché le dernier holocauste qui avait ruiné toute chance d'avenir. Dépouillé de tous les outils technologiques qui le protégeaient, il ne faisait plus la pluie ni le beau temps sur Terre. A présent, comme un suricate ou un lémurien, il survivait comme il pouvait: terré sous la terre ou pendu dans les hautes branches des arbres moribonds. Et, souvent, l'un d'eux devait se résoudre à mourir sous les crocs puissants des félins qui rôdaient partout où les rares communautés bipèdes existaient encore.
Les villes n'étaient plus que des champs de ruines. Les radiations empêcheraient encore un retour dans leur enceinte pour des milliers de siècles.
Le règne de l'Homme n'était plus qu'un lointain souvenir. Une légende que des narrateurs illuminés racontaient, le soir venu, autour de quelques braises. Redevenus sauvages, ils parlaient de moins en moins, ne faisant plus que grogner et hurler comme loups en harde.

Aujourd'hui, c'était le règne du sable. Fin et brûlant, épais mais léger au point que le moindre souffle le transportait jusqu'où lui semblait bon de retomber pour tout recouvrir. Fini aussi les immenses espaces de forêts tropicales, plus de plaines verdoyantes et zébrées de fleuves puissants qui charriaient la vie jusqu'aux océans. Le sable avait tout repris... En de rares endroits, on pouvait encore apercevoir de ces longs rubans d'asphalte qui firent la force des hommes. Misérables portions d'autoroute qui disparaissaient petit à petit, ensevelies sous les vents et la vengeance de la Nature qui avait un jour décidé d'en finir avec ses fils turbulents.
Le sable n'avait qu'un concurrent : le vent. Celui-ci dévastait régulièrement les fragiles constructions minérales, agglomérats instables de grains accumulés, et dispersait dans l'air de véritables montagnes qui se déposaient plus loin, parfois à des milliers de kilomètres de là.
Mais le sable, patient spartiate, recommençait alors ses conquêtes, indifférent aux pertes enregistrées, profitant du gel nocturne pour réduire d'indestructibles granits en fine poussière pour constituer de nouvelles hordes conquérantes.
Il en était ainsi depuis des centaines d'années et la Vie n'en finissait pas de mourir un peu plus tous les jours. Pourtant...

Si un de ces hommes avait eu un peu de chance, il serait bien tombé un jour sur cette anfractuosité dans la roche coupante d'une montagne perdue. S'il avait pu se frayer un chemin au travers de tous les obstacles que la Nature prévoyante avait dressés pour empêcher toute intrusion, peut-être aurait-il eut une chance de découvrir le miracle qui s'apprêtait à rendre à la Terre ses couleurs et ses bienfaits.

Là, dans un recoin que le soleil visitait tous les jours, une minuscule oasis prolongeait le souvenir de jours anciens et préparait le retour des jours heureux. Là, insouciant et joyeux, tout un monde d'êtres vivants s'ébattait aux rives délicatement parfumées d'un lac secret. La surface limpide de celui-ci frémissait parfois des remous que quelques poissons provoquaient en remontant voir le ciel.

C'est là, bien à l'abri des regards pleins de convoitise, qu'une petite fleur aux couleurs vives passait ses jours. Tous les matins, elle revenait à la vie après s'être endormie, bien à l'abri des pétales dont elle se couvrait tous les soirs. Fine, délicatement protégée dans son écrin de verdure.
Une orchidée.

Ses longs pétales recourbés, chamarrés, ondulent doucement au gré du vent léger qui vient la caresser. Solitaire dans cet Eden, elle porte sur elle tout l'avenir du monde.

Et puis...

-    Et puis, vous savez quoi, Isabelle ?

Mais Isabelle roupille déjà, bercée par la douceur de ces mots trop plats !
C'est bien la peine que je me casse la nénette à lui pondre un truc au miel. Elle roupille. Non, mais c'est pas croyable, une chose pareille ! Un peu mécontent (en fait, déjà presque hors de moi !) je la regarde en détail. La tête appuyée sur mon épaule, elle ronfle doucement, presque par mégarde. Ses traits sont apaisés, rassurés. La rigueur de ses rides s'est adoucie, lui rendant un peu de la stupéfiante beauté qui devait être la sienne, il y a quelques années de ça. Même endormie, elle garde encore de cette allure un peu fière. Pourtant, son visage est différent. C'est comme un baume qui vient de passer sur sa peau, qui effacerait un peu des années qui se sont gravées sur ses traits. Une clarté intérieure qui émane en transparence. Elle sent bon la bonté, la générosité, quelque chose qui la rend amicale tout de suite. Il y a des gens comme ça, qu'on approche juste parce que leur sourire est une invite au dialogue, à l'échange. Elle est de ces personnes-là.

En attendant, ça m'arrange bien qu'elle dorme ! Je vais juste attendre qu'elle se réveille, j'espère qu'elle est un peu insomniaque comme toutes les vieilles personnes, et, quand arrivera cet instant, je finirai mon histoire comme si de rien n'était ! Je me passerai donc du milieu d'une histoire pour laquelle je ne suis pas capable de dire un mot... Et je n'ai d'ores et déjà plus qu'à lui concocter une petite fin heureuse, genre "ils se marièrent et n'eurent aucun enfant puisqu'une fleur et un oiseau ne peuvent toujours, à l'heure du récit de cette romance pur jus, copuler et procréer malgré la passion qui...nanani-nanana !"

Et l'affaire sera réglée !

Pour faire passer le temps, et sans trop bouger pour ne pas la réveiller tout de suite, je sors délicatement de mes poches allumettes et paquet de clopes. Je tourne même la tête de côté pour ne pas faire trop de bruit en grattant mon allumette. Et je prends aussi soin de ne pas l'incommoder par les nuages nicotineux que j'exhale régulièrement. Si ça, ce n'est pas prendre soin de ses fans, j'abandonne !

Le soleil a tourné et darde ses rayons en plein sur nous. Sa chaleur, d'abord bienfaisante, ne tarde pas à devenir oppressante. A moins que ce ne soit le poids de la vieille femme appuyée contre moi qui ne fait un peu gênant.
Je tente de préparer une fin à mon récit mais, malgré tous mes efforts, rien de transcendant ne me vient. J'ai bien peur de devoir lui raconter un truc super bateau, bien gnan-gnan. D'ailleurs, je me dis même que j'attaquerai directement par la dernière phrase ! C'est un peu dommage mais, sincèrement, il faudra bien que les femmes comprennent un jour que la plupart des hommes ne savent pas parler d'amour. N'est pas Aragon qui veut ! Un peu de poésie, à la limite, mais pas grand chose de plus. Après, si c'est pour virer dans le graveleux... là, tous les hommes savent faire. Ce qui est donc sans intérêt.

Et puis, je ne pense pas que ce soit le genre d'histoire qui conviendrait à une femme comme elle. Curieux ce qu'elle m'inspire de respect. Je ne la connais pourtant pas. Voyons...qu'est-ce qui peut bien m'inspirer cette distance particulière avec elle ? Mais j'ai beau chercher, je ne comprends pas.
Toujours est-il que je ne voudrais pas trop la décevoir. Sa demande m'a touché par sa simplicité, sa spontanéité. Alors, je dois trouver une chute sympa. Juste pour me régaler de son sourire tout ridé. Je crois que c'est l'assurance de lui donner un peu de réconfort qui me pousse à faire un effort. Isabelle est comme cette orchidée que j'aurais aimé savoir décrire et animer.
Elle en a la délicatesse, la fragilité.

Deviendrais-je gérontophile ? Assurément non, pourtant elle m'interpelle. Elle m'inspirerait presque. C'est vrai, je me dis que pour elle, je voudrais bien écrire juste pour la voir sourire. C'est comme si lui offrir quelques mots pouvait réchauffer son âme. Elle a dû rester longtemps loin des gens pour avoir tant besoin de retrouver un peu de vie en elle. Soudain, l'image d'un cœur en repos me vient. Plutôt que lui écrire n'importe quoi, je me dis qu'il serait plus fructueux pour elle de me parler un peu.

Je reste un peu dubitatif avec mes réflexions parce que je sais que les femmes sont naturellement bavardes. Très bavardes. Trop...
Moi, je ne parle pas beaucoup. La parole a le triste inconvénient de ne pas pouvoir être corrigée, une fois dite. Bien souvent, celui qui parle trop finit par dire des conneries. Or, elles blessent ceux qui les entendent. Et puis, il faut être bigrement doué pour parler en tenant compte de la sensibilité des autres. Au moins, l'écriture permet au temps de modifier les pulsions qui peuvent rendre les discours trop vifs, trop acérés. Oui, ce doit être pour ça que je préfère écrire. Comme ça, je dis moins de bêtises. Enfin, pour parler, il convient de maîtriser son sujet, ce qui n'est jamais le cas pour moi, par exemple. Quand je pense à tous ceux qui se permettent de pérorer sur une tribune, affirmant haut et fort leur incompétence... ça me fait marrer.

Mais voici qu'elle remue un peu. Mon épaule ne doit plus être assez confortable... Lentement, elle émerge, ouvre les yeux. Puis elle revient au monde, réalise sa tête posée contre moi, qui reste immobile aussi. Alors, avant qu'elle ne se réveille complètement, je saute sur l'occasion puis, d'une voix calme, je termine mon histoire.

-    ...et personne ne les revit jamais. Quelques voyageurs affirmèrent les avoir croisés en d'autres lieux, heureux et comblés mais on n'entendit plus jamais parler d'eux. Et voilà...c'est ainsi que se termine cette histoire, Isabelle. Ça vous a plu ?

Je tente un coup de poker.  L'infâme corniaud que je suis compte sur le fait que, surprise et probablement décontenancée, elle hésitera à avouer son petit roupillon sur mon épaule accueillante... Avouer son sommeil serait l'aveu involontaire pour elle de la totale médiocrité de mon récit ! Ce qui est le cas puisqu'elle s'est endormie, de toute façon !

-    Oui...oui, beaucoup, marmonne-t-elle en se redressant, un peu honteuse et gênée.
-    Vous m'en voyez ravi ! fais-je, trop content d'avoir bien jugé de la situation ! Dites-moi, chère madame, et si nous reprenions notre route ? Le temps passe et nous ne sommes pas encore arrivés...

Un peu perdue, elle opine en silence. Elle se rassemble comme elle peut. Je me dis que je dois furieusement lui ressembler quand le me réveille au petit matin !
Pourtant, je n'ai pas envie de me moquer d'elle. Plus encore que pendant son sommeil, elle me paraît vulnérable au possible. Cette petite vieille est décidément une curieuse rencontre qui fait résonner en moi je ne sais quoi de compatissant ou, au contraire, d'admiratif.
Maintenant qu'elle s'est reposée, j'ai bien envie de lui proposer une autre balade. Et si on allait ensemble à la prochaine station ? Je n'ai pas envie de lui écrire une histoire mais j'ai une méchante envie, au contraire, de l'entendre me parler d'elle.

Trop bavarde, comme toutes les femmes ?
Aucune importance, je crois que celle-ci me dira des choses passionnantes qui m'inspireront peut-être. Allez, je me paie le culot de lui offrir un thé dans un salon voisin, pour  m'assurer qu'elle est disposée à parler ! Ensuite, je lui proposerai mon bras pour une petite balade dans les rues paisibles de ce quartier.
Au citron, le thé. Au citron !


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