Stan : « On est parti avec une demi-heure d'avance, comme d'habitude. C'est toujours Dodge qui insiste là-dessus. Il dit que si on peut s'éviter un « stress de dernière minute » à cause d'un accident, de bouchons ou va savoir quoi, ben c'est pas vraiment ces trente minutes qui vont te ruiner la journée. Ca roulait nickel. Oui, bien sûr, dans le contexte estival, ça implique du monde sur la route mais on était loin du pare-choc contre pare-choc auquel on a eu droit il y a huit ans. »
Stan, c'est le roi de la digression. Je la connais cette histoire. Je n'étais pas encore revenu dans le groupe et je la connais aussi bien que si je l'avais vécue. C'est dire s'il la raconte souvent : des bouchons pendant six heures, cinq heures de retard sur l'horaire annoncé. Les orgas de la soirée ont changé l'ordre des intervenants pour que les Escalopes puissent jouer quand même – sans balances, sans transition.
« Quand on est sorti de l'autoroute, on a d'abord entré l'adresse dans le GPS et le machin est devenu fou. »
Il a tiré une longue bouffée de sa cigarette, une « cousue ». Derrière ses cheveux longs rassemblés en queue de cheval et son bouc seventies, Stan fait partie des deux seuls Escalopes à acheter ses cibiches déjà roulées. Un fond de snobisme, peut-être.
Je dis ça, c'est pour meubler. Je sens qu'il réfléchit et qu'il hésite à continuer.
Dodge prend le relais :
« On en a ri. Dans un premier temps, du moins. Imagine : le GPS qui t'annonce de sa voix blanchâtre que l'adresse n'est pas répertoriée dans sa base de données. Pour moi, perso, c'était une première. Alors évidemment, on a rigolé. Palu a sorti une connerie comme quoi on pénétrait dans « Une Dimension inconnue de l’Homme. Une Dimension faite non seulement de paysages et de sons, mais surtout d’Esprit. Une Dimension sans espace, ni temps, mais infinie. » Ca nous a provoqué un fou rire et tu sais ce qu'on dit des fous rires.
- Oui-oui, ils sont là pour masquer un malaise, je sais, » dis-je, goûtant la référence à Rod Serling et à son fameux laïus d'introduction.
« Du coup, on a essayé de suivre les instructions que tu nous avais données, » reprend Stan. « je t'avoue que j'avais pas tout noté dans le détail.
- Ben tu m'étonnes, on a plus vraiment l'habitude de noter le chemin sur un petit bout de papier, » dit Palu. « J'ai même essayé des applis de route sur mon portable. Mais pareil, ça donnait rien.
- Ca ne donnait pas rien, Palu. »
La voix de Stan manifeste ici une certaine impatience. J'ai l'impression qu'ils se sont cherché des noises quant à cette histoire d'appli. Palu hausse les épaules. Il ne sourit pas mais ce n'est pas étonnant de sa part. Palu appartient à cette espèce d'êtres humains qui préfèrent afficher la même expression atone en toutes circonstances, comme si rien ne pouvait jamais les surprendre. Une façade, une protection. On en a tous une et ce n'est pas moi qui vais prétendre le contraire.
Stan reprend de la même voix inquiète :
« Tu oublies de dire que ton putain d'I-phone s'éteignait à chaque fois que tu entrais l'adresse dès que tu appuyais sur ENTER. Au troisième essai, ton truc s'est entièrement déchargé, mec. Tu parles d'une coïncidence !
- Et pourtant, « réplique Palu, visiblement las de se répéter, « ça ne peut être que ça, une coïncidence.
- En tout cas, » reprend Dodge, « c'est là qu'on s'est perdu. »
En temps normal, cette phrase aurait déclenché chez Sam toute une série de sarcasmes chargés d'ironie – mais non dénués de tendresse, prétendait-il – s'inscrivant ainsi dans le mode de communication typique aux Escalopes : on rit de tout parce que rien n'est grave, puis on raccroche les wagons pour résoudre le problème. Pas cette fois, pourtant. Sam, comme le reste d'entre nous, est demeuré silencieux et pensif dans l'atmosphère pesante de ce coin de forêt.