Chapitre 2

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Sam joue de la guitare depuis l'âge de 8 ans. Il a appris tout seul. Comme le piano, la basse, la batterie et le chant. Il est capable d'empoigner n'importe quel instrument à cordes et d'en tirer une rythmique simple et entraînante après cinq minutes de tâtonnements. Pour les connaisseurs, disons qu'on le considère un peu comme le McCartney de la bande : l'instrumentiste accompli, doté d'une oreille phénoménale et d'une intuition musicale hors du commun. Dans le groupe, il tient plus ou moins le poste de directeur musical. Plus ou moins, parce qu'il n'y a pas de chaîne hiérarchique à proprement parler dans les Escalopes Milanaises. Pas de chef ou de sous-chef, juste des compétences qui prennent le dessus aux moments-clés.
C'est pour ça, d'ailleurs, que je m'occupe des contrats, et pas les autres.
Je suis entré dans le groupe il y a cinq ans. Le guitariste lead s'était usé la main sur des soli trop rapides pendant plus de dix ans de bons et loyaux services. Relégué à la console son, il lui fallait un remplaçant. Un soliste, si possible aussi bon que lui mais certainement pas un inconnu, un mercenaire, un virtuose qui cachetonnerait tout l'été sans s'impliquer dans le groupe.
Je connaissais le groupe depuis l'année de sa création – j'avais même contribué à le monter au tout début – et chacun de ses membres me comptait dans son cercle d'amis. Nous avions d'ailleurs collaboré sur de nombreux projets confidentiels. Lorsque l'on me fit la proposition d'intégrer le groupe en tant qu'harmoniciste choriste, je savais que mes soucis financiers ne seraient bientôt qu'un lointain souvenir. Travailler avec les Escalopes Milanaises me garantirait bientôt une bonne cinquantaine de dates déclarées à l'année, de quoi largement obtenir le statut d'intermittent. Le Graal était enfin à ma portée.
Les Escalopes jouèrent beaucoup. Enormément. Nous réussîmes à gonfler nos tarifs, et par là-même nos salaires. Nous ne nagions pas dans le luxe et ne dormions pas sur des liasses de billets, mais nous avions enfin assez d'argent pour engager un batteur.
Il ne me fallut pas plus de trois mois dans le groupe pour me rendre compte des dysfonctionnements à l'oeuvre au sein de cette petite entreprise bricolée on ne savait comment par celui qui s'occupait alors de tout. Le chanteur, Stan, un vieil ami, soit-dit-en-passant, et également batteur dans d'autres formations que j'avais eu l'honneur de fréquenter en tant que chanteur moi-même. Je vous dirai plus tard comment nous nous sommes connus et comment nous en vînmes à nous considérer comme les membres d'une fratrie de cœur. Pour le moment, je me contenterai de dire qu'il n'est pas un gestionnaire. Oh, c'est sûr, avec son bagou de forain et sa bonhomie naturelle, décrocher des dates n'était jamais un problème. Au niveau des négociations, en revanche, le gusse se fourvoyait systématiquement.
« Mais enfin, Stan, » lui dis-je un jour, « si notre minimum légal est à 970 en Guso, pourquoi tu ne proposes pas d'abord 1200 ? Et ensuite, éventuellement, tu descends jusqu'à 1000. Mais 970, c'est ridicule. »
Il en convenait, s'y tenait quelque temps, puis le naturel revenait au galop. Jusqu'au jour où je lui proposai de le seconder dans le démarchages, les négos, le suivi administratif, les relations avec la boîte de production qui s'occupait de nos contrats. Surtout, je m'attaquai à la gestion des encaissements.
Ou autrement dit, c'est moi qui alpaguais le client après le concert et récupérais le chèque. Pour les paiements à distance, les virements, les chèques envoyés par la poste et les retards, pareil. J'appelais quinze fois par jour, rédigeais des mails polis mais fermes, me déplaçais à l'occasion. Et je ne vois pas pourquoi j'emploie l'imparfait. Cet aspect du boulot, je m'en charge. Comme ça, je n'ai jamais le moindre doute : je sais combien on va toucher et quand on sera payé.
Avec la pandémie de covid qui nous est tombée dessus – comme sur le reste de la planète – je me suis lancé à corps perdus dans le démarchage. J'ai entretenu le contact avec nos partenaires, les organisateurs, bars, mairies, associations, et obtenu des annulations de contrats, qui n'avaient évidemment pas été signés, de façon à obtenir le chômage partiel. J'ai eu de longues conversations avec tel ou tel autre patron de brasserie, traiteur, gérant de camping, et de fil en aiguille, j'ai soutiré de nouvelles dates à des tarifs plus intéressants. Galvanisé, je me suis mis au mailing, mis au point des stratégies, téléphoné pendant des heures et des heures à des dizaines de secrétaires pour m'entendre dicter le courriel d'un contact ou un énième numéro à contacter.
La date de ce soir, je la dois à l'un de ces mailings lancés un peu au hasard. Ca consiste à délimiter un territoire sur une carte de France, à lister toutes les mairies, les offices du tourisme, les campings proposant des animations musicales, les bars, pubs, brasseries, restos susceptibles de nous accueillir, d'appeler tout ce petit monde, puis d'envoyer un mail-type, bien fourni en images et sons, et d'attendre la réponse. Parfois, on ne vous répond pas. Et quand on vous répond, c'est non dans la plupart des cas. Il y a du monde sur le marché et des groupes de rock festif qui veulent jouer tout l'été, on en croise par cagettes entières.
Pour ce mailing particulier, je n'ai reçu qu'une seule réponse positive. Un village perdu aux alentours de Perpignan. La mairie se paye les services d'un groupe de reprises ré-arrangées pour animer une fête quelconque, j'avoue que je n'ai pas bien saisi les détails. Quand j'ai composé le numéro qui m'avait été envoyé sur mon mail – étrange message, par ailleurs, ne comportant qu'un numéro de téléphone portable – j'étais tombé sur la voix défraîchie d'un individu peu loquace mais peu avare d'explications lorsqu'il s'était agi de me détailler le trajet après la sortie d'autoroute.
« Bah, vous fatiguez pas. Avec google maps, on trouve toujours. »
Il avait ri. Un rire froid et sec. Les branches d'un arbre sans feuilles grattant un mur de briques.
« Ah ben si vous êtes pas sur google maps, je suis tout ouïe. »
J'avais voulu me montrer spirituel mais c'était surjoué. Ce type, je ne pouvais pas le voir mais son souffle dans le combiné au coin de mon oreille me mettait terriblement mal à l'aise.
J'y repense maintenant en démarrant la Logan, jaugeant mon rétroviseur pour quitter la voie d'urgence.
Je me demande où en est le camion.

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