Chapitre 1

4 minutes de lecture

« On joue à 22 heures ? Tu déconnes ?
- Hé non, je déconne pas. On joue à 22 heures, on arrête à minuit et demi, avec ou sans pause, à nous de voir, ils s'en branlent tant qu'on occupe les gens pendant trois heures. »
Je n'ai pas besoin de me tourner vers Sam pour comprendre à quel point ça le démange de descendre de la bagnole. J'ai les mains sur le volant et les yeux sur l'autoroute. On est en juillet et le soleil cogne dur. Nous sommes sur la voie de gauche et je roule à environ 140 km/h. Entre les touristes, les camions et les go-fasts, je peux pas vraiment me permettre de le regarder se renfrogner derrière ses sourcils de râleur et ses lunettes de starlette.
« Putain, mais on va y être à 15h ! Le temps de monter la scène, c'est quoi, une heure grand max ? Puis les balances : une demi-heure, à tout péter, et après on va glander pendant cinq heures ? »
Je m'autorise un sourire en coin :
« Pour être exact, ça nous fait cinq heures et demi à glander.

- Ah merde ! »
Il lâche un grognement et souffle des naseaux avant de s'allumer une clope. Je le connais bien. Il va pas l'ouvrir pendant cinq bonnes minutes, puis on causera d'autre chose. Des autres membres du groupe, de musique, de nos familles respectives. Il y aura des vannes et des bons mots, l'un rappellera à l'autre que l'on est pas trop mal payé pour une date dans un coin paumé, l'autre ponctuera d'un « c'est clair » convenu, la routine.
Devant nous, un camion change de voie et me contraint à ralentir significativement mon allure. Je jette un coup d'oeil au rétroviseur, constate qu'un bolide me fonce dessus, à une petite centaine de mètres derrière mon pare-choc.
Je hausse les épaules et ne peux éviter de commenter :
« Et allez, voilà Fangio qui refuse de se soumettre au principe de réalité... Mais enfin, connard, je peux quand même pas lui rentrer dedans à ce camion ! »
Manifestement, le conducteur du bolide se moque éperdument de mes capacités à sauter par-dessus ce poids lourd. Le voilà déjà à deux mètres, klaxonnant et rageant derrière le pare-brise de sa Renault Captur gris métallisé. Je freine légèrement, espérant qu'il pige que c'est comme ça, mon gars, des fois faut juste attendre, et il se jette sur la voie de droite, me double en une fraction de seconde et se retrouve devant nous, poussant déjà au cul du 7 tonnes réfrigéré qui peine lui-même à dépasser le bus scolaire situé sur la voie centrale. Tout à droite, un vieux clampin conduit un camping-car à l'ancienne, ceux qui font rêver les néo-babs.
Tandis que Sam s'insurge contre la Renault Captur à grands renforts de « connard » et de « gros débile », je me réfugie derrière le papy en Volkswagen, des fois que ça vire à la foire d'empoigne et au carambolage.
« Calme-toi, » je dis. « On va juste attendre qu'il prenne le large et ça va bien se passer. » Les habitués de l'autoroute connaissent ce genre de situation par cœur. Il suffit de patienter quelques minutes – toujours trop longues, j'en conviens – et le paquebot arrive à bon port, le bus scolaire achève sa manœuvre et bibi récupère sa vitesse de croisière. L'élément perturbateur ordinaire – un automobiliste pressé comme dans la majorité des cas – décide ou non de vivre l'instant, lève le pied et jure devant Dieu qu'il roulera encore plus vite une fois qu'il aura dépassé l'obstacle.
Quand je vois comment réagit le quidam, je suis bien content de ne pas être cet obstacle.
« Mais qu'est-ce qu'il branle, bordel ? »
C'est Sam. Et il m'ôte les mots de la bouche.
La calandre de la Renault Captur n'est plus qu'à quelques centimètres de l'immense remorque réfrigérée. Malgré les fenêtres fermées et le souffle assourdissant de la clim, j'entends les « biiip » insistants de l'avertisseur. Je me dis que le gars va se fouler la main à force de cogner dessus. Je vois très clairement les deux véhicules entrer en contact et je ralentis d'un coup. Il n'y a pas d'accident. Pour le moment. Le camion ne se déporte pas contre la glissière de sécurité qui nous sépare des voies en sens inverse. La Captur ne déborde pas contre le bus scolaire. Mais je sens le danger. Je sens qu'il se déroule sous nos yeux un événement particulier. En accomplissant les gestes réflexes qui consistent à me positionner le plus tranquillement possible sur la voie d'urgence, je me dis que ce type voulait justement rattraper ce transporteur précis. Je me dis qu'il s'agit en réalité d'une course-poursuite. Je me dis surtout que nous avons un concert à assurer et que ce sera d'autant plus difficile si nous nous payons un accident à 110 km/h sur une autoroute du Sud en plein juillet.
La voiture à l'arrêt, je laisse passer le peloton, puis une bonne cinquantaine de berlines, breaks et autres fourgons surchargés de bagages.
Nous ne parlons pas. D'un regard, je comprends que Sam est aussi choqué que moi. Pâle, la bouche entrouverte, les yeux écarquillés.
Je dis :
« On attend cinq minutes, d'accord ? »
Hochement de tête de Sam. Je me roule une cigarette. De toute façon, on a de l'avance.

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