Je me souviens très bien de ce jour où tout a basculé. C’était un lundi matin. La maîtresse nous a dit qu’on allait à la B.C.D.

La B.C.D, c’est la bibliothèque de l’école. Alors on s’est tous mis en rang dans le couloir. Puis lentement, sagement, pour ne pas déranger les autres classes, on a traversé la cour et on a monté l’escalier en métal qui mène à la B.C.D. Une jeune fille à lunettes rondes nous a ouvert la porte de la bibliothèque. C’est elle, la dame de la B.C.D, celle qui s’occupe des livres. Avec la maîtresse, on est tous entrés. Moi j’ai ouvert de grands yeux en voyant toutes ces étagères pleines de livres ! C’était la première fois que j’allais dans une bibliothèque. En plus des étagères, il y avait aussi des tables, des chaises et des bancs contre les murs. J’ai tout de suite aimé cet endroit. On s’y sentait bien.

La jeune fille à lunettes nous a montré une étagère, à gauche de la porte d’entrée.

— Les livres pour les CP sont là, a-t-elle dit.

L’étagère était bourrée de petits livres colorés.

— Vous allez tous choisir un livre et le lire, a ordonné la maîtresse.

— On va le lire ici, dans la B.C.D ? a demandé Lucie, ma voisine de table.

— Oui, a répondu la maîtresse.

— Et on doit le lire en entier ?

— Oui, a encore répondu la maîtresse. Vous avez une heure et les livres sont courts. Si vous n’avez pas fini votre livre d’ici la fin de l’heure, vous pourrez l’emmenez dans la classe pour le terminer.

On était tous très impressionnés. Lire un livre en entier… ce serait la première fois !

Un à un, on a tous rejoint l’étagère pour choisir notre livre. Il y avait des livres de chevaliers, des livres d’ogres, des livres de pirates, des livres de sorcières…

Les uns après les autres, tout le monde a pris un livre et s’est assis sur les bancs et les chaises pour commencer à lire. Il y a eu un peu de bruit, mais pas trop. La maîtresse nous avait dit que dans une bibliothèque on devait être sages et silencieux.

Moi je n’avais pas encore trouvé le livre que je voulais lire. Je cherchais mais j’hésitais. Il y en avait tellement ! Je n’arrivais pas à me décider…

Finalement la jeune fille à lunettes est venue me voir.

— Je peux t’aider ?

J’ai fait oui de la tête, timidement.

— Où aimerais-tu partir ?

J’ai froncé les sourcils.

— Comment ça ?

La jeune fille m’a souri. Elle m’a souri comme Papa et Maman quand ils lisaient et me disaient qu’ils étaient en train de voyager.

La jeune fille s’est penchée vers moi et a dit tout bas :

— Les livres sont comme des bateaux. Quand tu commences à les lire, leurs voiles se gonflent et ils t’emmènent vers d’incroyables aventures. Mais, pour que leurs voiles se gonflent, il faut que tu apportes ton vent ! Sans vent, un bateau à voiles ne peut pas avancer.

— Mon vent ? j’ai demandé, perplexe.

— Oui. Ton envie de lire, ton imagination. Si tu prends un livre qui ne t’intéresse pas et que tu le lis à contrecœur, alors tu n’iras nulle part. Ce serait dommage, non ?

J’ai hoché la tête. Oui, très dommage !

— Alors, où aimerais-tu partir ? m’a demandé la jeune fille. Sur une île déserte ? Dans un monde lointain peuplé de fées ? Ou peut-être sous la mer ?

J’ai commencé à comprendre ce que voulaient dire Papa et Maman. Mais un livre avait-il vraiment le pouvoir de m’emmener où je le souhaitais ? Et puis j’ai repensé aux ombres dans ma chambre et à Papa et Maman qui lisaient sur le canapé.

J’ai regardé à nouveau l’étagère, le cœur battant.

— Mais… et si je pars loin, très loin et que je n’arrive pas à retrouver le chemin de l’école ? j’ai demandé à la jeune fille, en me mordant les lèvres.

Elle m’a encore souri.

— Tu n’auras qu’à suivre les mots jusqu’au mot « Fin », m’a-t-elle répondu avec un clin d’œil.

Alors j’ai pris mon courage à deux mains et j’ai penché la tête pour déchiffrer les titres.

Le Royaume des Tournesols, Le Chapeau à l’envers, Les Pirates des Îles Interdites, Patte d’Encre et le Vieux Train…

J’ai souri. Patte d’Encre et le Vieux Train. J’aimais bien ce titre. J’ai donc pris le livre et lu le résumé, lentement, car j’avais encore un peu de mal à lire bien comme il faut.

« Patte d’Encre est un petit chat blanc aux grosses pattes noires. Il est très maladroit : avec ses grosses pattes, il tombe tout le temps. Il aime regarder le Vieux Train traverser la campagne en crachant sa belle fumée blanche. Mais le petit chat aimerait surtout partir en voyage à bord de ce train, pourtant il n’ose pas. Il est beaucoup trop timide pour ça ! Or un jour, Gaspard le corbeau lui apprend que le Vieux Train ne passera plus. C’est son dernier voyage. Patte d’Encre prend donc son courage à quatre pattes et décide de monter dans le Vieux Train… Jusqu’où la vieille locomotive va-t-elle emmener Patte d’Encre ? À toi de le découvrir… »

Oui, c’était ça ! C’était à bord du Vieux Train que je voulais aller !

J’ai pris une chaise et j’ai ouvert le livre. Une bonne odeur d’encre et de papier m’a chatouillé le nez tandis que je commençai à lire.