Chapitre 3

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Sur une colline d’herbes folles, des papillons volent de fleur en fleur. Ils sont beaux, tous ces papillons. Il y en a des jaunes, des blancs, des bleus, des marron… Et, au milieu des papillons, il y a Patte d’Encre.

Patte d’Encre est un joli petit chat blanc avec de grosses pattes toutes noires. Il a aussi de grands yeux gris et un sourire coquin retrousse ses moustaches. Assi dans l’herbe, il observe la danse des papillons qui butinent. Sa longue queue blanche est enroulée autour de ses grosses pattes noires.

D’ici il ne voit pas seulement les papillons qui volent et butinent. Il voit aussi la campagne qui s’étend au pied de la colline. Il voit les prairies, les champs, les bois et les villages. Il voit le soleil de juin jouer à cache-cache avec les nuages dans le ciel. Il voit les ombres des nuages courir sur les prairies, sur les champs, sur les bois et les villages. Il voit aussi la gare de Verte-Colline, avec sa grosse horloge suspendue et sa vieille maison abandonnée. C’est là-bas que Pattes d’Encre habite, dans le grenier de l’ancienne maison du chef de gare.

Le petit chat sourit. Du haut de sa colline aux papillons, il en voit des choses, Patte d’Encre ! Mais, surtout, il voit le chemin de fer qui traverse la campagne. Les rails brillent au soleil. Ça fait comme un trait de lumière dans le vert de la campagne.

Pour l’instant le Vieux Train n’est pas là. Pas de fumée blanche à l’horizon, ni de ronronnement mécanique.

Patte d’Encre respire un grand coup.

Avec son nez de chat, il sent plein d’odeurs que les humains ne sentent pas. L’odeur sucrée des fleurs, l’odeur légère des papillons, l’odeur douce du vent. Non, aucune odeur de charbon dans l’air. Le Vieux Train est donc encore loin.

Patte d’Encre tend quand même bien les oreilles. Des fois, le vent lui joue des tours. Comme il souffle dans tous les sens, parfois il emmène l’odeur du charbon loin de son nez de chat. Alors Patte d’Encre écoute de toutes ses oreilles, à l’affut du ronronnement mécanique du Vieux Train.

Avec ses grandes oreilles de chat, il entend des bruits que les humains n’entendent pas. Il entend les papillons qui rigolent, les arbres qui papotent, les pierres qui marmonnent.

Tapi à côté de Patte d’Encre, moi aussi j’attends. Comme lui je sens et j’entends tout ce qu’un chat peut sentir et entendre. La bibliothèque, la jeune fille à lunettes, la maîtresse, mes camarades de classe, tout a disparu. Autour de moi, il n’y a que la campagne et Patte d’Encre. Pourtant je n’ai pas peur. Bien au contraire, je veux savoir ce qu’il va se passer ensuite !

Soudain Patte d’Encre se lève. Il hume l’air. Oui, cette fois le vent lui apporte une odeur de charbon. Il tourne la tête et plisse ses beaux yeux gris. Là-bas, à l’horizon, au-dessus des arbres d’un bois, une fumée blanche s’élève. Le petit chat ouvre plus grand ses oreilles. Oui, au loin, derrière les rires des papillons, les chuchotements des arbres et les marmonnements des pierres, il entend un ronronnement mécanique.

Le Vieux Train arrive.

Vite, Patte d’Encre s’élance à travers les herbes. Mais avec ses grosses pattes noires, le petit chat ne cesse de trébucher. Il s’emmêle les pattes, tombe, se relève, retombe. Je suis le petit chat et file dans les herbes, éparpillant les papillons autour de moi. Je ne cours pas avec des jambes d’enfant, c’est plutôt comme si j’étais de l’eau et que j’ondulai entre les herbes et les fleurs. Malgré sa maladresse, Patte d’Encre finit quand même par arriver sur le quai de la gare. La grosse horloge indique seize heures cinquante.

Avant plusieurs trains passaient, à des heures différentes, dans un sens et dans l’autre. C’était un va et vient de trains, toute la journée. Il y avait aussi beaucoup de passagers qui montaient et descendaient.

Mais, dorénavant, il n’y a plus que le Vieux Train qui circule. Il passe une fois à dix heures vers le sud et une fois à dix-sept heures vers le nord. Et plus personne ne monte ni ne descend.

Hormis le conducteur et le contrôleur, le Vieux Train est toujours vide.

Patte d’Encre s’assoit sur le quai et attend. Cette fois-ci, c’est décidé, il va monter dans le Vieux Train et partir en voyage ! Qui sait ce qui se cache à l’autre bout des rails ?

Soudain un sifflement résonne. Patte d’Encre et moi tournons la tête.

Une vieille locomotive avance sur les rails. Elle est noire et crache de la fumée blanche par sa grosse cheminée. Elle tire un tender[1] et quatre wagons verts. Mais le Vieux Train est encore loin. Il va mettre encore quelques minutes avant d’arriver.

Flap !

Patte d’Encre et moi sursautons. Un gros corbeau vient d’atterrir à côté de nous. Patte d’Encre fait la grimace. Il n’aime pas beaucoup Gaspard, il se moque trop souvent de lui.

— Encore à rêver de voyage, petit chat ? croasse l’oiseau.

Patte d’Encre hausse les épaules.

— Rêver, rêver, tu ne fais que rêver ! ricane le corbeau. Mais tu ne montes jamais dans le train !

— Cette fois, je vais monter ! miaule Patte d’Encre.

— Pfff ! pouffe Gaspard. Cela fait des années que tu dis ça !

C’est vrai. Cela fait des années que Patte d’Encre dit qu’il va monter dans le Vieux Train et partir en voyage. Mais voilà, il n’a jamais osé monter dedans. Il a peur. Ici, c’est chez lui. C’est sa colline aux papillons, c’est son quai de gare, c’est sa vieille maison avec son grenier. Et puis le Vieux Train est si grand quand on le voit de près ! Si grand que Patte d’Encre reste figé sur le quai, dans l’ombre du Vieux Train, jusqu’à que la locomotive redémarre. Cette fois aussi, Patte d’Encre sent qu’il va se dégonfler au dernier moment. Il commence déjà à avoir peur.

— Tu sais, dit Gaspard, le Vieux Train va bientôt arrêter de passer.

Patte d’Encre ouvre de grands yeux.

— Quoi ?

— Eh oui, continue l’oiseau, les humains sont un peu comme les pies. Il faut qu’ils aient des soussous, toujours plus de soussous. Mais le Vieux Train voyage à vide, maintenant. Plus personne ne monte dedans. Donc il ne rapporte plus de soussous aux humains. Au contraire, le faire marcher ça coûte des soussous. Et quand une chose ne rapporte plus mais coûte des soussous, les humains l’abandonnent ou la détruisent.

— Ils vont détruire le Vieux Train ? demande Patte d’Encre, tout triste.

Si le Vieux Train ne passe plus, comment va-t-il partir en voyage ? Avec ses grosses pattes noires et sa manie de tomber tout le temps, il n’ira pas bien loin !

— Si tu veux vraiment voyager et voir le monde, petit chat, c’est aujourd’hui ou jamais ! croasse Gaspard. C’est le dernier voyage du Vieux Train ! Demain il ne passera pas !

Et le corbeau s’envole en ricanant.

Le ronronnement mécanique du Vieux Train se rapproche.

La locomotive siffle encore une fois puis ralentir pour entrer en gare. Elle nous dépasse lentement, nous engloutit dans son ombre. Puis le tender, le premier et le deuxième wagon nous passent aussi devant tandis que le troisième wagon s’arrête en face de nous.

Enfin le train s’immobilise dans un soupir de fumée.

Le cœur du petit chat bat très vite. Encore une fois, ses pattes sont paralysées par la peur. C’est que de près, il est immense, ce Vieux Train !

Les portes des wagons s’ouvrent. Clac ! Mais personne ne descend et personne ne monte. Il n’y a personne non plus dans les wagons. Le Vieux Train voyage à vide, sans passager.

Enfin, un jeune homme blond descend de la locomotive. Il a un uniforme bleu et une casquette sur la tête. Il se penche, inspecte les roues et les bielles[2]. Il vérifie ensuite l’attelage entre chaque wagon.

C’est le jeune homme qui est chargé de la sécurité du train. C’est pour ça qu’il contrôle tout à chaque arrêt. C’est aussi lui qui contrôle que tous les passagers sont en règles et ont bien un ticket. Enfin, il contrôlait les passagers quand il y avait des passagers à contrôler…

Dans le regard vert du jeune homme, Patte d’Encre voit beaucoup de tristesse.

Tout à coup, le jeune homme remarque Patte d’Encre. Depuis le temps, il a l’habitude de voir le petit chat sur le quai. Il lui sourit.

— C’est le dernier voyage du Vieux Train, tu sais ? soupire-t-il.

Gaspard n’a donc pas menti, pense Patte d’Encre. Si je veux partir en voyage c’est maintenant ou jamais !

Le petit chat force ses grosses pattes noires à bouger. Il chasse la peur, la remplace par du courage et de la détermination. S’il ne monte pas maintenant, il le regrettera toute sa vie.

Le jeune homme tourne les talons et remonte dans la locomotive.

Les portes des wagons commencent à se refermer et Patte d’Encre est toujours sur le quai. Il n’a pas encore tout à fait vaincu sa peur, ses pattes le font avancer, mais trop lentement.

— Patte d’Encre ! je crie. Tu peux le faire ! Vite !

Patte d’Encre m’a-t-il entendu ? Sans doute, car il sursaute brusquement et bondit en avant, m’entraînant avec lui.

Clac ! La porte du wagon se referme juste derrière nous.

Patte d’Encre et moi on soupire. Ouf ! On est montés à temps !

Le petit chat observe autour de lui avec curiosité. Cela fait si longtemps qu’il rêve de monter à bord d’un wagon !

Dedans tout est vert : les rideaux, le sol, les banquettes, les murs, le plafond ! Même les deux portes à chaque bout du wagon qui mènent au deuxième et quatrième wagons sont vertes !

Et puis il y a cette odeur… Une odeur de poussière, de bois et de souvenirs. Une odeur qui gonfle le cœur du petit chat.

Patte d’Encre trottine jusqu’au fond du wagon puis saute sur une banquette et s’assoit, tout content. Je le suis et m’assois à côté de lui.

La locomotive siffle. Le Vieux Train tremble puis repart lentement.

Patte d’Encre tourne la tête vers la fenêtre. Derrière la vitre, il y a la colline aux papillons, avec tous ces papillons colorés qui volent et butinent.

Mais le Vieux Train va de plus en plus vite et dépasse la colline aux papillons.

Le cœur de Patte d’Encre se serre un peu. Il est triste de partir. Et, en même temps, il est si heureux de réaliser son rêve !

Maintenant, derrière les fenêtres, la campagne défile à toute allure.

Dans le wagon, ça couine et ça grince, comme souvent dans les vieux trains. Néanmoins tous ces petits bruits ne dérangent pas du tout Patte d’Encre. Au contraire, il les trouve amusants. Ces petits bruits de vieux trains, ils font partis du voyage. Sans eux, voyager en train ça ne serait pas pareil. Il y a aussi le ronronnement mécanique du Vieux Train qui s’ajoute à tous les couinements et les grincements.

Tchouchouchou… Tchouchouchou…

Et puis ça tremble et ça vibre partout. C’est drôle.

Soudain la porte qui relie le deuxième et troisième wagon s’ouvre et le jeune homme blond entre.

Patte d’Encre se recroqueville sur sa banquette. Trop tard. Le jeune homme l’a vu. Il s’approche à grands pas et s’arrête à côté de notre banquette.

— J’imagine que tu n’as pas de ticket ? rigole le jeune homme en souriant.

— Non, répond timidement Patte d’Encre.

Bien sûr, le jeune homme ne comprend pas. Les humains préfèrent donner leur langue au chat qu’apprendre la langue des chats.

Pourtant, le sourire du jeune homme s’élargit.

Tiens ? s’étonne Patte d’Encre. Connaîtrait-il la langue des chats ?

— Je suis content que tu sois monté à bord, dit le jeune homme. Au fait, je m’appelle Thomas.

— Et moi Patte d’Encre, se présente le petit chat en tendant une de ses grosses pattes noires à Thomas.

Le jeune homme lui serre la patte.

— Tu es un petit chat très poli, c’est bien ! commente-t-il, amusé.

Puis Thomas ouvre la porte qui mène au dernier wagon et s’en va. Il repasse quelques minutes plus tard et retourne dans le deuxième wagon.

Le temps défile aussi vite que le paysage, derrière les fenêtres. Un paysage qui change, d’ailleurs. On peut voir de hautes montagnes aux sommets tout blancs, au loin. Patte d’Encre est ravi. Chez lui, il n’y a pas de montagne…

Tout à coup, le Vieux Train siffle et ralentit. Il entre dans une gare. Bientôt, il s’arrête.

Patte d’Encre observe la gare à travers les vitres. Elle est au moins aussi vieille que sa gare à lui, mais un peu plus grande. Les portes s’ouvrent mais personne ne monte.

Le petit chat réfléchit. Est-ce qu’il doit descendre ici ? Non, il n’a pas envie. Il veut aller jusqu’au terminus et voir où les rails du Vieux Train s’arrêtent. Il veut voir le bout du nord, là où le Vieux Train fait demi-tour pour repartir vers le sud.

Clac ! Les portes se referment. Le sifflet retentit et le Vieux Train repart. Le voyage continue…

[1] Wagon qui vient juste après une locomotive à vapeur ; il contient du charbon et de l’eau ; le charbon et l’eau servent à faire marcher le train

[2] Bielles : tige de métal qui sert à transmettre le mouvement du moteur aux roues

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