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Dix-neuf heures quinze. Les joies de l'ivresse diluées, il ne me reste qu'un goût amer et une belle grosse migraine. Je m'extirpe péniblement du canapé. Le cuir ramolli m'a paru confortable ces dernières heures, mais je ne reviendrai pas sur ma décision d'en changer. Je me traîne dans le couloir, gravis l'escalier courbée sur la rambarde tant je m'y agrippe et me rue dans la salle de bain. Là, je sors de la pharmacie une boîte de cachets, me verse un peu d'eau dans un gobelet et avale le tout afin d'éradiquer les maux de tête. Je demeure assise devant le lavabo, à observer les gouttes tomber du robinet toutes les quatre secondes.

Quarante-sept minutes plus tard, après avoir regardé tomber sept cent cinq gouttes d'eau, je me sens mieux. Je me relève et prends le chemin de la chambre à coucher. J'ouvre la penderie, troque mes vêtements contre une nuisette complètement détendue trouvée au fond du placard de Melanie et me vautre dans le lit, entre les coussins. Je me frappe le crâne. L'enterrement, c'était cet après-midi ! Ça m'est complètement sorti de l'esprit. Ils ont dû mettre Melanie sous terre pendant que j'étais en train de cuver. Mon excuse n'est pas si mauvaise et puis, j'ai échappé à une cérémonie à mourir d'ennui.

J'attrape la télécommande pour allumer la télévision. Les informations ne m'intéressent pas plus que la misère du monde. Je me fais trop vieille pour les dessins-animés. Les chaînes de télé-achat ne proposent rien d'assez extravagant pour moi. J'aurai vite fait de me sentir désespérée en regardant un film d'amour. Alors, entre un documentaire sur les crabes tout à fait palpitant et la fameuse chaîne qui passe des clips du soir au matin, j'opte finalement pour la soirée spécialement dédiée à Britney Spears durant laquelle toutes les vidéos de ses musiques vont repasser par ordre chronologique.

Ils sont en train de passer If U Seek Amy lorsque le tonner commence à gronder dehors.

— C'est vrai que ça manquait un peu de percussions, je remarque.

Alors que le clip de Radar commence, d'immenses éclairs illuminent le ciel. Leur reflet sur l'écran m'empêche de profiter correctement des images. Je me lève pour aller fermer les rideaux. J'en prends un dans chaque main et les tire violemment vers le centre de la fenêtre. Ils sont sur le point de se rejoindre lorsqu'un éclair déchire à nouveau le ciel. Et, de l'autre côté de la vitre, un terrifiant visage m'apparaît. Melanie ! Je fais un bond en arrière et me retrouve à terre, contre l'un des pieds du lit. Je crois que mon cœur n'a jamais battu aussi fort. Je tremble comme une feuille. J'ai peur de me relever, d'écarter les rideaux et de découvrir à nouveau le visage amaigri de ma défunte cousine. Son image refuse de quitter mon esprit. Elle m'a semblé si décharnée. J'ai eu l'impression de pouvoir distinguer chacun de ses ossements. Sa peau était si pâle, si sale. Elle était barbouillée de terre. Elle doit être rongée, déjà. Ses lèvres paraissaient si sèches ! Et ses dents : jaunies, noircies, pourries. Mais le pire, c'était ses yeux ! On aurait dit que ses orbites étaient devenus trop petits pour les contenir, et qu'ils glissaient vers l'extérieur sans savoir ou non s'ils étaient décidés à s'en décrocher pour de bon. Ils sont devenus blancs, vitreux. Et, mon Dieu, ses cheveux ! Ses magnifiques cheveux ! À présent son crâne est à moitié dégarni et ce qui reste de sa masse capillaire n'est qu'une poignée de mèches rêches et emmêlées. Avant de mourir, sur mon testament, il faudra absolument que je demande à ce qu'on me fasse des implants. Mais, bon sang, que cette vision était terrifiante !

Je me redresse. Ce ne devait être qu'une hallucination, rien de plus. J'ai un peu trop bu aujourd'hui, je suis fatiguée, et la musique me monte à la tête. J'attrape de la télécommande et éteins la télévision. C'est ça, j'ai besoin de sommeil !



Je me réveille en sursaut. Mes yeux se posent sur le réveil. Quatre heures douze. J'inspire profondément afin de me calmer. Le cadavre de Melanie est revenu hanter mes rêves. Mais ce n'était qu'un cauchemar. Oui, un simple cauchemar dans lequel ma cousine resurgissait d'outre-tombe pour m'étrangler. Elle voulait se venger. Mais ce n'est pas vraiment de ma faute, si elle n'est plus de ce monde. C'est de la sienne : elle n'avait qu'à être moins émotive, elle n'avait qu'à pas s'énerver contre moi alors que je faisais de mon mieux pour l'aider ! Et puis, ce camion, il a surgi de nulle part, sans prévenir ! Ou peut-être pas. Peut-être y a-t-il eu un coup de klaxon ou quelque chose de ce genre. Mais je n'ai tout de même pas fait exprès de l'emboutir. Je n'ai pas cherché à tuer ma cousine. Je ne l'ai même pas souhaité... Je ne crois pas. Je l'ai souhaité ? Bon, ce n'est pas impossible que, sur le coup de la colère, j'ai pensé que ça serait mieux si elle était morte et que j'étais à sa place. Mais, à l'hôpital, j'étais accablée, tout de même. Un petit moment, oui, mais quand même accablée. Et puis, dans le fond, c'est vrai que sa mort me profite. Mais je ne vais quand même pas faire abstraction de toutes les opportunités qui s'offrent à moi pour jouer l'endeuillée ! Ça serait complètement absurde, alors que j'ai tout ce dont j'ai toujours rêvé. Pourquoi est-ce que je pense à ça, de toute manière ? C'était un vulgaire rêve et ma cousine ne va pas ressurgir d'outre-tombe pour me hanter !

Je m'apprête à me rendormir quand un doigt osseux passe devant mes yeux et se pose sur ma bouche. Il est froid comme la mort ! J'ouvre tout grand les paupières et découvre au-dessus de moi le visage de Melanie, avec la peau arrachée par l'accident et rongée par un séjour sous terre. Je tente de crier mais elle appuie plus fortement sa main contre mon visage et étouffe le moindre son qui voudrait sortir de ma bouche.

— Allons, Lauren, murmure-t-elle, c'est juste moi. Tu n'as rien à craindre de moi : je suis ta cousine. Est-ce que tu voudrais faire du mal à ta cousine, toi ?

Je secoue la tête. Melanie sourit :

— Très bien, moi non plus. Alors, sois sage, veux-tu. Tu n'es plus une petite fille qui a peur des fantômes.

Elle lâche mon visage. Je déglutis. Je m'efforce de rester calme et la questionne :

— Qu'est-ce que tu me veux ?

— Ce que je te veux ? rit-elle. Je suis chez moi, je te rappelle.

— Tu es morte, Melanie. Chez toi c'est sous terre, dans ton cercueil en marbre.

Ma cousine fronce les sourcils.

— On voit bien que tu n'as jamais été enterrée, ma pauvre Lauren ! Si j'avais su à quel point c'était inconfortable j'aurais demandé à être incinérée !

— Tu aurais dû. La vue d'un tas de cendres m'aurait été plus supportable que celle de ton affreux cadavre. S'il te plaît, va-t-en.

— C'est hors de question. J'ai envie de dormir dans mon lit, tu comprends ?

Je me recule contre le mur et proteste :

— Je ne veux pas dormir avec un sac d'os plein de terre et d'asticots !

— Tu n'as qu'à prendre le canapé, dans ce cas !

— C'est ton canapé !

— C'est mon lit !

Le visage du cadavre se rapproche du mien au fur et à mesure que nous parlons. L'odeur qui émane d'elle est une pure infection. Je retiens ma respiration et demande :

— Tu ne pourrais pas au moins prendre une douche ?

— Ah ! Tu en connais beaucoup toi, des cadavres qui prennent des douches ?

— Pas plus que de cadavres qui sortent de terre et rentrent chez eux...

Melanie éclate de rire et se glisse sous la couverture sans mon consentement. Je me tourne de l'autre côté, de manière à pouvoir respirer sans subir cette odeur abominable.

— Fais de beaux rêves, Lauren, me lance ma cousine.

Je ne réponds rien. C'est la toute première fois que je dors avec avec un cadavre. Elle n'est ni tout à fait fantôme, ni tout à fait zombie. C'est perturbant de ne pas pouvoir mettre de nom sur une chose qui couche dans mon propre lit. À moins que ce ne soit le sien. Une pensée me traverse soudain l'esprit. Je me redresse d'un seul coup.

— Les morts ne dorment pas !

Mais Melanie garde les yeux fermés et semble ne pas m'entendre.

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