PISCOLANDIA (2012)

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Cela fait longtemps que je parcours la galaxie, vous savez. Il y a fort longtemps, dans ce que je me permets d'appeler une autre vie, bien avant d'être le Capitaine de ce fantastique vaisseau, j'étais un simple matelot, comme vous autres, mes compagnons. J'étais encore bien jeune et inconsciente lorsque je me suis engagée à bord du Meetoline, un vaisseau modeste dont l'équipage semblait particulièrement accueillant. Il avait à sa tête le Capitaine Gätoh, une personne tout à fait surprenante. C'était une femme, et les femmes Capitaine ne courraient pas la galaxie à l'époque, encore moins que de nos jours. Et c'est peut-être parce qu'elle osait être différente de ce dont on avait l'habitude que j'ai préféré m'engager dans son équipage que dans un autre. C'est également parce qu'elle m'y accueillit à bras ouverts. Il arrivait au Capitaine Gätoh d'avoir des manières assez grossières – elle pensait sans doute que la vulgarité l'aiderait à compenser sa féminité dans un milieu aussi rude – mais elle avait beaucoup d'attentions pour ses matelots, desquels elle s'attirait vite la sympathie. C'était une personne beaucoup plus douce qu'on ne l'aurait cru au premier abord.

Néanmoins, lorsque le vaisseau a quitté le port, un certain matin, de bonne heure, je ne me doutais pas un seul instant des événements qui allaient survenir par la suite. Le vaisseau devait faire route pendant deux longs mois, afin de livrer une marchandise mystérieuse sur une planète lointaine. Certains signes auraient dû m'alerter dès le début de la traversée, mais j'étais jeune et naïve. Jamais je n'aurais pu imaginer les mésaventures qui m'attendaient. Les membres d'équipage étaient en grande majorité de nouvelles recrues : pour la plupart de jeunes gens qui comme moi entamaient leur premier voyage. Le Meetoline avait déjà l'allure d'un vaisseau usagé et j'étais étonnée de ne rencontrer à son bord presque aucun vieux moussaillon qui y aurait demeuré fidèlement. Je ne voyais pas pourquoi quiconque aurait pu avoir envie de quitter ses fonctions sur cette flotte, où le quotidien était si paisible. Alors j'ai supposé qu'il y avait eu un accident, ce que m'a vaguement confirmé le Capitaine. J'avais pour habitude de me rendre dans ses quartiers chaque matin, selon sa demande, et de m'entretenir avec elle de banalités. Mais ce sont parfois les discutions les plus banales qui nous rapprochent.

Chaque soir, avant de regagner ma cabine, je faisais un tour sur le pont, en solitaire, pour contempler les astres en me posant mille questions. Je voulais savoir tout des mondes alentours et je rêvais souvent qu'un jour je les parcourrais en compagnie de Gätoh, à qui j'étais entièrement dévouée.

Un jour, au terme de notre voyage, nous avons traversé une zone de turbulence : un véritable champ de trous noirs. L'équipage était paniqué. Chacun de nous avait peur de disparaître dans un de ces gouffres dont jamais l'on a vu nul resurgir. C'est à ce moment-là que Gatöh m'a demandé dans sa loge. J'ai pensé qu'un certain attachement pour moi la poussait à me tenir loin de cette agitation, dans le but de me protéger. Je me suis assise dans ce même fauteuil où j'avais l'habitude de prendre place chaque matin, et j'ai regardé l'horizon au travers d'un hublot. Le cosmos semblait avoir été mitraillé et ces trous béants paraissaient être de gigantesques impacts de balles. J'ai demandé au Capitaine ce qui d'après elle se trouvait par-delà les trous noirs. Elle s'est assise à son cabinet. Ses yeux semblaient me fuir. Je ne la reconnaissais plus.

Gatöh a claqué des doigts. Un vieux matelot a surgi d'une porte située derrière le bureau. Je l'avais déjà croisé auparavant. C'était le doyen de l'équipage, le second du Capitaine. C'est lui qui transmettait ses ordres, à bord, et il était si intimidant que nul n'osait les discuter. Il émanait de lui une odeur répugnante et les traits de son visage, bien qu'on n'ait pu lui donner d'âge, étaient comme fossilisés. Il a interrogé Gatöh du regard. Elle a hoché la tête. Il a tendu vers moi son bras, au bout duquel un lourd crochet rouillé remplaçait sa main perdue. J'ai senti le métal transpercer ma peau, ma chair puis mon cœur. Et tandis que le second retirait son arme de ma poitrine, j'ai regardé l'organe encore battant, empalé sur le crochet.

— Le voyage s'arrête là, a déclaré le vieux matelot.

Gatöh a arraché le cœur à la main métallique de son second et a mordu dedans comme dans un vulgaire fruit. Le sang coulait sur le bord de ses lèvres, dans la paume de sa main. Sa langue le recueillait sensuellement et, sans qu'elle osât tourner le regard vers moi, je distinguais dans ses yeux une lueur sadique. J'ai toujours entendu dire que rien n'était plus vif qu'un véritable amour, jamais je n'aurais cru qu'on puisse bouffer mon cœur pour autant. Mais elle l'a dévoré, juste sous mes yeux, alors que j'étais dans la plus totale impuissance.

Je me suis effondrée à terre, consciente mais dépourvue de toute vie. Le second m'a rattrapée. Il a ouvert le hublot et m'a balancée en dehors du vaisseau. J'ai vu les flammes des étoiles rougeoyantes danser autour de moi, puis j'ai sombré dans le gouffre, à l'intérieur du trou noir. Ma chute a été longue. Je ne saurais vous dire exactement combien de temps j'ai mis à toucher le fond, mais je suis certaine que ça a duré des siècles, au moins. Ma seule hâte, c'était de m'écraser quelque part, faire que ce cauchemar s'arrête. Et ma seule crainte, c'était que le gouffre n'ait pas de fond. Il n'y avait pas de paroi à laquelle s'agripper, nulle âme qui vive à appeler à l'aide ; juste le néant qui s'étendait à l'infini. Le gouffre était aussi creux que ma poitrine. Bien plus tard, j'ai appris que chaque cœur arraché ouvrait une brèche quelque part dans le cosmos : un autre trou noir. Mais déjà à l'époque, cette supposition m'a traversé l'esprit, durant les décennies où je n'ai eu d'autres occupation que la réflexion.

Un jour pourtant, le cauchemar a pris fin. Mon corps a atterri sur une terre inconnue. Bien que très fortement liées, la capacité et la volonté sont deux notions à bien différencier. Si matériellement j'étais tout à fait capable de me relever, le souvenir de mon cœur en purée m'ôtait tout désir d'essayer de continuer. Pour aller où ? Alors je suis restée étendue. J'ai attendu, paisiblement, de me faire ronger comme une dépouille par les vers gras. Quelque chose se mouvait en moi. Je pouvait le sentir grossir les jours passant. La lumière pénétrait peu à peu le monde où je me trouvais, la nature prenait des couleurs, j'entendais le chants lointain d'oiseaux sauvages. Quelque chose était en train de changer en moi, quelque chose que je ne parvenais pas à comprendre. Alors je me suis redressée légèrement et j'ai considéré avec attention le trou béant dans ma poitrine. Une drôle de plante se tenait à l'intérieur et ses premiers bourgeons pointaient le bout de leur nez. J'ai admiré avec étonnement ce cœur qui repoussait dans mon être, et puis soudain et j'ai eu envie : envie de voir le monde qui m'entourait à nouveau, envie de m'imprégner de chaque vision que la vie avait à offrir. Je me suis maladroitement remise debout et j'ai fait un pas en avant sur la terre de Piscolandia, le lieu de ma résurrection.

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