Nina et le Cerf-volant (2012)

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Une plage déserte, le sable fin. On n'entend que le bruit des vagues qui s'écrasent lourdement sur la côte. Le vent balaye les dunes, mais son souffle est chaud et doux. Il semble si vieux, le vent. Il passe son temps à parcourir les terres et les mers avec tant d'histoires à raconter. Il transporte les souvenirs de pays lointains, de terres inexplorées même. Il est invisible, intouchable. Depuis toujours il berce et fend notre monde.

Nina avance sur la plage. C'est une enfant lunatique et rêveuse. À treize ans, elle aime vivre en retrait du monde, comme pour fuir une réalité qui ne ressemble pas à son idéal. Nina a l'esprit fantasque, ce qui donne à sa vie l'aspect d'une friandise. Mais cet esprit lui vaut aussi d'être constamment en désaccord avec les règles d'un monde où l'ennui semble roi. Et Nina déteste le monde, au point de s'enfermer dans ses rêves, d'errer seule plongée dans ses pensées et d'oublier tout ce qui est autour d'elle. Nina aime la plage : le chant des vagues, les caresses du vent sur sa peau, la chaleur du sable sur lequel elle marche. Elle vient souvent ici, son cerf-volant sous le bras. La maison de Nina se trouve derrière un champ, juste au bord de la route qui mène à la plage. Elle se lève tôt le matin, la tête encore pleine de rêves. Un short, un tee-shirt, un encas vite avalé, et la voilà partie.

Ce matin est ordinaire. Nina marche entre les dunes, pieds nus dans le sable doux. Elle déploie son cerf-volant et le lance à l'assaut du ciel. Quelques morceaux de bois et quelques vieilles toiles de couleurs vives ; Nina a confectionné elle-même cet engin alors qu'elle avait huit ans. Il s'est avéré solide. Plusieurs fois il a été déchiré, fendu, brûlé. Il a subi les tempêtes, les chutes et même la foudre. Nina est complètement inconsciente ! Le cerf-volant est rapiécé, bariolé. Nina aime voir les morceaux de couleurs planer dans les cieux azurés, discutant avec le vent, saluant les oiseaux marins et dansant avec les nuages. Il se moque du soleil, se pavanant, bien plus vif et gracieux que cette vulgaire boule jaune ! Nina préfère la lune au soleil, elle lui semble moins agressive. La peau blanche, les cheveux blonds, les yeux indigos, Nina a déjà été brûlée maintes fois par les rayons du soleil ; et elle sait comme ces brûlures sont désagréables. Mais elle ne couvre pas sa peau et prétend que les crèmes collent. La seule ombre que Nina a, c'est celle de la côte rocheuse, contre laquelle elle s'allonge pour contempler le ciel. Elle y regarde voler les oiseaux et passer les avions. Et elle rêve. Elle se voit parfois, portée par le vent, les bras déployés, survolant la côte. Ah, ce qu'elle aimerait avoir des ailes pour voler ! Elle réfléchit. La voilà entre le rêve et la réalité, cherchant comment elle décollera du sol. Le soleil tape et sa tête tourne. Nina se lève et, toute habillée, court se jeter dans l'océan. Le sel se dépose sur ses vêtements, l'eau ruisselle sur sa peau. Et elle rit, seule, détachée du monde. C'est alors qu'elle aperçoit son cerf-volant, soigneusement recouvert de sable pour le maintenir au sol. Si lui peut voler, pourquoi pas elle ? L'idée germe peu à peu dans son esprit. Tout est question de proportions : si elle avait suffisamment de toile pour faire de son corps l'armature d'un cerf-volant, elle pourrait parcourir le ciel. Nina rit de nouveau à cette idée. Mais qu'est-ce qu'elle aime cette idée !

Nina rentre chez elle précipitamment. Jamais elle n'a quitté la plage si tôt. Elle ouvre le garage. Quel endroit dérangé ! Dans le coin de la pièce, sous des tas de cartons, se trouve le bateau de son père, recouvert d'une bâche. Son père est mort en mer, il y a trois ans de cela. Personne n'aime ce maudit bateau, personne ne veut plus le voir. Tout ce qu'elle veut, c'est cette immense bâche. Elle tire dessus et l'étend plus loin, sur le sol. Des heures de mesures minutieuses et de calculs. Nina réalise un gigantesque cerf-volant. La bâche ne pourra pas en couvrir toute la surface. Elle est cependant satisfaite de l'armature en bois : précise, soignée, solide mais légère. Ses calculs étaient parfaits ! Reste à trouver une autre toile.

Nina sort de chez elle, pieds nus, sur la route qui mène à la plage. Mais elle ne part pas vers la mer ; elle longe les champs. À chacun de ses pas, la terre devient fumée. Les cailloux du chemin lui lacèrent la plante des pieds. Nina ne semble pas serrer les dents, elle ne ressent réellement aucune douleur. Quelle étrange enfant ! Sa peau blanche, sous le soleil, attrape des rougeurs. Ses bras, ses jambes, son visage. Mais elle l'ignore complètement. Le sol est de plus en plus chaud, de plus en plus dur. Elle arrive devant la lamentable grille métallique de la décharge. À vrai dire, c'est une plaque d'acier tordue et coupante, rouillée de partout. La décharge est au milieu des champs. Nina aime bien cet endroit plein de trésors. Le gardien lui fait peur, cependant. C'est un homme sans âge – du moins qui ne semble pas en avoir. Il ne parle pas ; il marmonne, grogne et bave même parfois. Ses cheveux sont gras et si longs qu'on perçoit à peine ses minuscules yeux. Ses dents sont jaunes, enfin seulement celles qui lui restent. Il porte un jean arraché et une veste en faux cuir déchiquetée. Jamais il ne se change. Il avance ; les jambes pliées et la tête dans les épaules. Il est si peu commode que Nina a toujours pensé qu'il s'agissait d'une créature, une sorte de déchet humain. Cet homme lui donne des frissons mais Nina, bizarrement, adore avoir la peur au ventre. Aussi vient-elle souvent ici. Mais aujourd'hui, elle sait que le gardien s'est absenté pour le déjeuner. C'est donc sans crainte qu'elle pousse ce qui fait office de grille et s'aventure dans la décharge. Entre les ordures, Nina se balade à la recherche de quelques vieilles toiles. Elle en dégote bientôt une qui lui paraît appropriée. Elle est sale, elle pue. Mais les dimensions en sont parfaites. Mettant sa trouvaille en boule, Nina s'en saisit et quitte la décharge.

Une demi-douzaine de minutes plus tard, Nina est de retour dans son garage. Soigneusement, elle entreprend de laver la vieille toile. Le résultat est plutôt sommaire ; l'odeur ne daigne pas s'atténuer. Mais au moins, les couleurs en sont ravivées. Nina étend la toile à terre, pose l'armature de bois par-dessus en guise de patron et entame la couture de son cerf-volant. Une minute. Deux minutes. Dix minutes. Une heure. Le temps s'écoule. Nina ne le voit pas passer. Elle avance dans son ouvrage, elle ne pense qu'à l'instant où elle touchera le ciel. Le fil et l'aiguille cheminent le long du cerf-volant. Une bobine. Deux bobines. Plusieurs fois, Nina se pique à l'aiguille, mais elle ne fait toujours pas attention à la douleur ; c'est presque comme si elle aimait avoir mal. Point après point, l'aiguille achève son cheminement. Nina pousse un soupir de soulagement. Précision et soin l'ont accompagnée dans son ouvrage. Elle est satisfaite de son travail. Elle extirpe son gigantesque cerf-volant du garage et emprunte le chemin de la plage.

La plage déserte, le sable fin, le doux bruit des vagues, la marrée qui monte, les eaux qui remuent. Le vent hurle, le vent fouette. C'est un temps idéal ! Malgré la houle et la violence de ce vieux Marin, le ciel est bleu et dégagé. Nina, déterminée, escalade la côte rocheuse, le cerf-volant solidement attaché à ses bras et à sa taille, tel un énorme sac à dos. Elle lui a mit de grosses sangles ; elles sont vraiment solides. La fillette, se félicitant de son travail, atteint le sommet de la côte, les membres égratignés. Comme toujours, elle n'y prête nulle attention. Le vent lui caresse le visage chaleureusement. Il semble lui murmurer des chants venus de contrées lointaines. Nina tend les bras vers le ciel, répondant à cet appel. C'est bien cela : un appel ; l'azur délicieux qui la prie de sauter, de venir danser parmi les nuages. L'esprit vide, le souffle court, Nina sert les poings, les bras écartés, déployant ses ailes de fortune. Elle est calme, sereine même. Elle esquisse un sourire, puis il s'élargit. Elle ferme les yeux.

Elle saute.

Nina ouvre grand ses paupières. Quelle merveille pour son doux regard ; voilà qu'elle plane au-dessus de la plage ! Elle se penche vers la droite ; un petit virage. Elle fait le tour du vieux phare, puis longe la plage. Elle voit la mer à perte de vue, le sable fin qui s'étend toujours plus loin, les rochers sous lesquels elle s'est si souvent reposée. Là-bas au loin, il y a sa maison, le chemin qui mène à la plage, la décharge au milieu des champs,... Nina s'en prend plein les pupilles. Elle se sent si légère, libre, vivante. Le sang qui coule en elle transporte le bonheur dans chacun de ses membres. Nina aimerait bien partager son bonheur.

Alors qu'elle s'éloigne de la côte et survole les vagues, Nina est soudainement prise d'une étrange pensée... Maintenant qu'elle a touché le ciel, quel est le but de sa vie ? Plus de but, voilà tout ce que son cœur lui répond. Elle commence à perdre de l'altitude. Un dernier virage, un gros coup de vent. Nina voit les rochers devant elle, et elle va s'y empaler. Elle pousse un soupir réjoui.

Une plage déserte, le sable fin, les vagues qui s'écrasent lourdement sur la côte, le vent qui murmure la nouvelle, qui caresse délicatement les rochers. Un homme s'aventure sur la plage, regardant ses pieds. Il plie légèrement les genoux lorsqu'il marche et rentre la tête dans les épaules. Il est hideux, misérable. Il fait même peur. Il est maigre, tant qu'il en tremble. Il aperçoit un cerf-volant sur la plage, un gigantesque cerf-volant. Il s'en approche ; il va le ramener à la décharge. Mais, alors qu'il le soulève, il trouve une petite fille au-dessous. Elle gît, écrasée contre les rochers, souriante. Il l'a déjà vue avant ; elle fouinait souvent dans la décharge. Il retire aussi délicatement que ses gros doigts le lui permettent les sangles qui la lient au cerf-volant. Il passe sa main dans les cheveux de Nina. Et lui aussi il sourit, sans savoir pourquoi ce petit corps mort si adorable lui donne l'impression d'être heureux.

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