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La cloche sonne la dernière heure. Je n'aime pas tellement ce bruit, il coupe le professeur et m'empêche de savoir la suite. J'écoute les leçons comme les contes que mon père me lisait quand j'étais enfant. Mais la journée est déjà finie, Penny me dit qu'il faut rentrer. C'est quand j'entends ce mot, « rentrer », que je pense à ma grande maison, au grand parc, à tout le temps que j'ai passé dedans. Je me rappelle avoir couru à travers les parterres fleuris du grand parc, avoir trempé les pieds dans les fontaines d'eau claire, avoir lu sur le banc face aux rosiers, avoir attendu mon père sur le pas de la porte des heures durant lorsqu'il partait travailler, avoir joué à cache-cache avec mon ami Fido dans les nombreuses pièces de la maison, m'être assise dans les cuisines pour y sentir toutes ces odeurs si agréables, avoir coiffé ma poupée sur le plancher de ma chambre, avoir sauté dans les bras de mon père tant de fois dans le hall,... Mais je me rappelle aussi avoir attendu des jours entiers son retour lorsqu'il partait en voyage, être entrée en pleurant dans sa chambre le jour de sa mort, et avoir descendu l'escalier en pleurant encore le jour de mon départ.

Je me tourne vers Penny :

- Je dois retrouver ma maison; je t'en supplie aide-moi à la retrouver !

- Je veux bien, me répond-elle, mais je ne sais pas où elle se trouve.

- Je parcourrai tout New York, tel qu'il est, pour la retrouver s'il le faut, mais je retrouverai la maison de mon enfance !

- Mais existe-t-elle encore ? Beaucoup de vieux bâtiments on été détruits.

- Je m'en fiche, je chercherai.

Penny me regarde m'engager dans une rue, au hasard, puis résout de me suivre. Je traverse des rues, sans savoir où je vais. Plusieurs fois je suis surprise par une voiture mais Penny veille à ce qu'il ne m'arrive rien. Il y a des tas de choses à voir en ville. Penny achète des hotdogs; je n'ai jamais rien mangé de semblable mais ce n'est pas mauvais en fin de compte. Nous longeons le fleuve Hudson, dont Penny vient de m'indiquer le nom. Il y a une grande statue au loin; Penny m'explique qu'elle vient de France, c'est la Statue de la Liberté. Au bout d'un moment de marche, nous nous éloignons de la rivière pour parcourir de nouvelles rues sombres et densément peuplées. Les gens passent sur chaque trottoir, comme s'ils jaillissaient de partout. Nous avançons, sans relâche. Tout autour de moi me fascine, je ne connais que peu de choses du monde du futur mais je commence à m'y plaire. De minute en minute, le ciel s'assombrit. Il prend d'abord une teinte orange, puis noircit. Des lumières s'allument dans les rues de New York, la nuit tombe. Penny me regarde et dit qu'il est préférable de revenir à l'appartement, que nous reprendrons nos recherches le lendemain. Elle m'explique que nous pouvons rentrer rapidement en prenant le métro. J'ignore ce que c'est mais j'acquiesce. Je la laisse donc me guider jusqu'à un escalier qui s'enfonce sous la terre. Nous descendons et arrivons dans un long tunnel, coupé dans sa longueur par des rails comme celles que j'avais pu voir, quelques fois, dans mon époque. Sur les quais, il y a de nombreuses personnes qui attendent, certains parlent, certains fument, une femme lit, une autre se ronge les ongles, un homme regarde sans cesse sa montre. Contre les murs, d'autres personnes moins bien vêtues semblent se préparer à passer la nuit là. Ce monde futuriste cache donc aussi quelques aspects sombres. J'ai envie de demander pourquoi ces gens vivent ici, mais je tombe de fatigue et n'ai plus le courage d'ouvrir la bouche.

Un drôle de train arrive, ça doit être ce que Penny nomme le métro. Les portes s'ouvrent toutes seules, je me demande si c'est magique ou technique cette fois-ci. Mais je suis Penny dans le métro sans poser de question. Plusieurs fois le transport s'arrête, les portes s'ouvrent et des gens descendent. Mais comme Penny reste solidement agrippée à une barre d'acier, je me contente de l'imiter. Le métro s'arrête de nouveau, je vois les portes s'ouvrir. Je jette un regard discret à Penny, elle ne regarde pas dans ma direction. Je ne sais pas pourquoi je fais cela, c'est comme si un instinct au fond de moi m'en avait convaincue. Je lâche la barre et saute en dehors du transport. Je vois Penny me lancer un regard paniqué, mais déjà les portes se referment et elle ne peut rien faire pour me retenir. Je marche dans le même sens que les autres, vers la sortie de ce sous-terrain. Je débouche à l'air libre, quelque part dans la ville. Mais, à quelques centaines de mètres de là, j'aperçois de la verdure, dans le peu de lumière que produisent les réverbères. Je me dirige de ce côté, n'ayant pas vu de vrai jardin depuis que j'ai quitté mon temps. J'arrive devant ce que je prends pour un jardin, mais il n'y a pas de clôtures et plusieurs personnes qui semblent ne pas se connaître s'y trouvent. Je saute sur l'herbe comme sur une vieille amie que je n'aurais pas vue depuis des lustres. Je me relève et avance entre les arbres, il y a un petit lac au fond, mais je préfère suivre un chemin terreux.

Derrière une rangée d'arbres, j'entrevois une rue éclairée de réverbères et bordée de jolies maisons. Je m'avance, une brise caresse mon visage et un frisson me parcourt le dos, il commence à faire froid. Je me trouve maintenant au milieu de l'avenue. Les maisons qui s'y trouvent semblent être là depuis de nombreuses années déjà. L'une d'elle, située au commencement de l'avenue, me rappelle quelque chose. Je crois que je l'ai déjà vue avant. Je marche donc le long du trottoir et, au bout de l'avenue, légèrement en retrait, je l'aperçois enfin. Ma grande maison est là, toujours aussi resplendissante. Je la regarde avec passion. Mais ce n'est plus tout à fait pareil. La façade est la même, les carreaux des fenêtres paraissent cependant neufs, ils ont probablement été changés. Le parc derrière semble moins grand et partout autour se dressent de nouvelles habitations. Par l'une des fenêtres, j'aperçois de la lumière. Ma maison est habitée. Je la contourne prudemment pour rejoindre les escaliers et la porte qui donnent sur le jardin. Il fait noir mais peu importe, je connais cet endroit comme ma poche. Je jette un œil au jardin, les rosiers ne sont plus là, certains arbres ont disparu. Le plus discrètement que je le peux, je monte les imposantes marches de pierres. Mon cœur bat à tout rompre, je n'en reviens pas d'être revenue ici. Non sans émotion, je caresse la poignée de la porte du bout de mes doigts, puis je m'en saisis et doucement je l'ouvre. Les larmes me montent aux yeux. Je revois le hall, l'escalier,... Je n'aurais jamais pensé trouver le simple carrelage de l'entrée magnifique à ce point. Je lance des regards effrayés autour de moi et, voyant qu'il n'y a personne, je cours vers l'escalier et le monte le plus silencieusement possible. C'est étrange le plaisir que je ressens en posant mes pieds sur ces marches si familières. J'arrive à l'étage, il est plongé dans l'obscurité. Je n'ai pas besoin de lumière de toute manière pour me diriger dans ma propre maison. J'entrevois la porte de ma chambre et me précipite dessus. Je l'ouvre. Il y a à l'intérieur un monticule de cartons, de meubles en morceaux. Mais je m'en fiche, c'est ma chambre, je le sais. Je vais vers la fenêtre et regarde l'avenue au dehors : c'est le même endroit que j'ai regardé il y a deux siècles, avant de quitter l'Amérique pour aller trouver mon futur époux. Tout ce qui entourait la maison a bien changé, mais c'est toujours le même endroit.

Une voix d'homme chaleureuse s'élève soudain depuis l'autre côté de la porte :

- Qui est là ?

Sans me retourner, je réponds calmement :

- Mon nom est Nicole, je vis ici.

J'entends son pas se rapprocher et bientôt, je sens son souffle dans ma nuque. Je n'ai pas besoin de me retourner. Je le vois dans la vitre, sympathique, élégant, d'une cinquantaine d'années. Je répète :

- Je vis ici, et ce depuis déjà deux siècles.

Je le vois qui sourit, même si je ne le regarde pas. Il ne dit rien, je ne sais pas ce qu'il pense. Et puis, soudainement, je le sens qui s'éloigne, il sort de la chambre, je l'entends ouvrir la porte de la chambre d'à côté, puis plus aucun bruit. Mes paupières sont lourdes. Je me laisse tomber sur le parquet poussiéreux et je ferme les yeux, sombrant dans un profond sommeil.

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