Les visiteurs du mercredi

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Vingt deux heures quarante …ils ne viendront plus ce soir. Je crois que je me suis habituée à eux et je me demande ce qu’ils font : ils ont peut-être quitté la ville pour prendre des vacances : ensemble ? séparément ?
Elle est grande, souriante ; lui porte des lunettes en équilibre sur sa tête, il est séduisant. Ils arrivent toujours vers la même heure, 22h30 , le même jour, le mercredi. Depuis deux mois, ils ont raté peu de rendez-vous.
Je ne sais pas quoi penser d’eux … La première fois, ce n’est pas moi qui les ai servis mais j’ai souri en encaissant un tilleul : d’habitude, mes clients sont plutôt vodka orange… Très vite, je les ai remarqués : ils entrent souvent en riant, en plaisantant et se dirigent maintenant sans hésiter vers « leur place », dans l’alcôve, face à la porte. Elle s’assied toujours sur la banquette et, depuis quelques semaines, il prend place à côté d’elle au lieu de lui faire face sur le fauteuil. Qui sont-ils ? Un couple venant boire un pot après un boulot tardif ? Je l’ai cru la première fois mais cette habitude du mercredi m’en a vite dissuadée. Alors, un couple illégitime ? Difficile à dire …en même temps, je les ai aperçus plusieurs fois rejoindre le parking : deux baisers, une accolade affectueuse, un geste de la main ou un bisou envoyé sur deux doigts et chacun part de son côté. De plus, leurs gestes, leurs attitudes ne sont pas celles de deux amants. C’est une relation très étrange … Ils boivent un ou deux verres - Mojito pour lui, cocktail sans alcool ou Malibu ananas pour elle – et parlent beaucoup. Elle le regarde avec une grande intensité, elle ne le quitte pas des yeux. Parfois, lui a plus tendance à regarder devant lui, recaptant son regard par intermittence. Leurs gestes ne sont pas furtifs : elle effleure sa joue, caresse son bras, il pose sa main sur sa jambe ou enlace ses épaules de façon très naturelle. Ils n’ont aucune gêne à être assis l’un contre l’autre.
Un soir où il s’installait encore face à elle, quand je me suis retournée, il lui tenait la main et je me suis dit qu’il se passait quelque chose de particulier. Elle paraissait chercher ses mots, presqu’en apnée ; pour la première fois, elle avait du mal à fixer ses yeux dans les yeux de son compagnon. Une grande émotion semblait les étreindre : un aveu, une douleur cachée ? Après quelques secondes qui ont semblé durer une éternité, il lui a parlé doucement et des larmes sont montées dans ses yeux ; elle a repris imperceptiblement sa respiration et son sourire a de nouveau illuminé son visage, entre soulagement et douceur. Je ne sais pas ce qu’ils se sont dit mais pendant quelques instants, le temps a semblé comme suspendu.
Ils portent tous les deux une alliance mais j’en suis sûre aujourd’hui, ils ne sont pas mariés ensemble. Alors, amis ? Oui, sûrement, mais tout ceci est très perturbant ; ils m’intriguent beaucoup mes visiteurs du mercredi.
D’abord, que font-ils avant ? Pourquoi arrivent-ils toujours vers la même heure ? Des collègues ? Non, ils viendraient n’importe quel soir. Une activité hebdomadaire commune qui se terminerait vers cette heure- là ? Pourquoi pas …
Ils semblent beaucoup se connaître, avoir une grande complicité et en même temps avoir besoin de se découvrir, de se parler. Ce qui est sûr, c’est que ce moment est d’une grande importance pour eux. Vivent-ils des choses si lourdes que ces instants soient vitaux ? Parce que, oui, ils sont heureux d’être ensemble mais au-delà des sourires et des éclats de rire de leurs petits rendez-vous, leurs conversations paraissent parfois sérieuses ou même très graves. C’est souvent lui qui parle le plus, elle paraît être plus dans le questionnement ou dans le commentaire de ses propos. Néanmoins, quand elle parle, il l’écoute attentivement et son regard la suit avec beaucoup de tendresse : il lui fait confiance. Elle pose souvent sa main sur son bras comme pour le rassurer, lui rappeler qu’elle est là. Non, je ne les espionne pas mais au-delà de m’intriguer, leur lien me fascine. Alors, c’est vrai certaines soirées sont longues, mes clients ne sont pas tous passionnants et je l’avoue, le mercredi, je les guette. Tout ce qui rompt avec leur petit rituel, m’interpelle, m’inquiète même.
D’habitude, ils arrivent presqu’en même temps sur le parking : ils ne s’embrassent pas, c’est donc qu’ils se sont vus avant. Ce mercredi-là, il s’est garé le premier. Il y avait beaucoup de monde, les places étaient chères. Il l’a attendue un moment, appuyé contre son véhicule, puis, l’air inquiet et contrarié, il a sorti son portable. Elle est passée devant lui en voiture, lui a parlé quelques secondes puis est repartie. Se garer plus loin sûrement : c’est ce que j’ai espéré mais presque sans y croire vraiment. Pourtant, quelques minutes plus tard, ils ont franchi la porte. Elle a salué de façon machinale et souri d’un de ces sourires qui n’atteignent pas les yeux. Il semblait plus décontracté qu’elle mais pas vraiment à l’aise quand même. Quand j’ai pris leur commande, elle était tendue et pour la première fois j’ai eu l’impression qu’elle avait envie d’être ailleurs. Elle se calait au fond de la banquette comme pour refuser le contact avec lui. Querelle d’amoureux ? Non, définitivement non. Tout en servant les autres clients, je leur jetais des regards furtifs. Elle parlait peu, il insistait, des silences s’insinuaient entre eux. J’ai cru un instant qu’elle allait se lever et partir. Je crois que j’aurais été capable de l’en empêcher, de lui barrer le passage, de la ramener vers lui, de lui dire que ce n’était sûrement pas si grave et que quand on avait tant d’amour dans les yeux, on était capable de tout supporter, de tout se dire. Mais elle est restée, près de lui et en même temps plus loin que d’habitude. Petit à petit, pourtant, c’est son corps qui a cédé : il l’a ramenée vers lui, ils se sont retrouvés. Quand je me suis retournée quelques instants plus tard, ils avaient repris leur osmose mais ils semblaient épuisés comme après un dur combat.

Un bonsoir vient de jaillir entre deux accords de musique : ce mercredi ne sera pas sans eux ! Ils sont souriants, égaux à eux-mêmes, un peu bronzés peut-être. J’ai envie de leur dire qu’ils m’ont manqué mais, non, je ne suis pas là pour entrer dans leur vie, je ne suis qu’une ombre discrète. Néanmoins, c’est avec un grand sourire que je vais poser le Mojito et le Malibu ananas sur leur table… Tiens, ce soir, il a du courrier : elle vient de sortir quelques feuillets de son sac. Il les prend en souriant, un peu étonné, et chausse ses lunettes, elle pose sa main sur son bras et se penche contre son épaule pour lire en même temps. Encore une fois, je me demande de quoi il s’agit : il lit, sourit, la regarde parfois. Tout en lisant aussi, elle semble attendre : une réponse ? un verdict ? En tout cas, je suis sûre que son cœur bat plus vite.

Il vient de finir sa lecture : il lui sourit à nouveau : émotion ? surprise ? tendresse ? Que mettre dans son regard ? Je ne trouve pas de nom pour ce que j’y lis : peut-être parce que ce mot n’existe pas… Il l’embrasse tendrement et elle lui murmure quelque chose. Ils me regardent tous les deux en même temps : ont-ils surpris mes regards indiscrets ? Non, ils me sourient mais très vite se renferment en eux-mêmes, retournent dans leur bulle où personne d’autre n’a de place. Il est trop tôt, ils sont encore là pour un moment… Je ne saurai sûrement jamais qui ils sont, ce qu’ils sont l’un pour l’autre et c’est très bien comme ça mais je pense que j’envierai toujours ce qu’ils vivent… mes visiteurs du mercredi …

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