49.3

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On touche à la fin de l'histoire, préparez-vous :'0

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Le vieux Paz ne frémit même pas, ce qui me fit penser qu’il était un peu sourd, mais l’autre se redressa aussitôt, sur le qui-vive, ses oreilles grises pivotant vers nous. Il ramena son compagnon vers lui d’une poigne d’acier.

– Putain, touche pas à cette porte, Paz ! Y a quelqu’un là-bas…

Je plaquai mes deux mains sur ma bouche. Qu’avais-je fait ?

– Calme-toi, grommela Auroq. C’est juste…

Mais il ne termina pas sa phrase, et malgré son attitude faussement détendue, je voyais ses mâchoires se contracter. Roc s'avança d’un pas vif, le museau humant l’air. Nous le vîmes s’approcher de nous, figées comme des statues ; Grenat me serra le bras d’un côté et Mina de l’autre, si fort que je dus serrer les lèvres pour ne pas laisser une plainte s’échapper.

Qu’ai-je fait ? Qu’ai-je fait, par la grâce de la Maison ? Quelle maudite canne ! Quelle stupide boiteuse !

– C’est bon, il n’y a rien, gronda Asteior en venant s’interposer. C’est une vieille baraque, le bois joue et grince par temps froid ! Dépêche-toi d’ouvrir la porte, Raffe est peut-être en train de mourir à l’heure qu’il est !

Il voulut attraper le vieillard par le bras, mais celui-ci le repoussa. Les pupilles dilatées, il fouillait les ténèbres du regard – ils nous fouillait du regard, sans nous voir encore. Seuls quelques centimètres nous séparaient de lui.

– Je sens des blanches. Des jeunes, des vieilles… Y a des blanches ici, Paz !

Cramponnées les unes aux autres, nous reculâmes à petits pas tremblants, le cœur sur le point d’exploser. La clef encore en main, Paz arracha sa lampe à Auroq et marcha droit vers nous. Très vite, la flamme jaunâtre révéla notre pelage blanc, nos visages paniqués, l’éclat de nos yeux agrandis par la peur…

Pendant quelques instants, tout parut suspendu. Les deux vieux Ours nous fixaient, muets, aussi statufiés que nous. Puis je vis les pièces du puzzle s’assembler dans leur esprit. Le visage de Paz se durcit.

– Putain, j’y crois pas.

Il se retourna vers Auroq et son neveu, qui le dévisageaient, les poings serrés, les muscles contractés.

– Fils de salaud, articula le vieil Ours.

Il nous regarda de nouveau, et cette fois ses yeux verts nous dépiautèrent comme pour atteindre nos os, pour nous saigner par la seule force de la pensée.

– Viens, Roc. On s’occupera d’elles plus tard…

Et il s’éloigna avec sa lampe, nous rendant aux ténèbres, comme si nous ne méritions pas un seul mot. Les deux rebelles s’approchèrent d’Auroq, d’une démarche chargée de menace. Je me baissai pour rattraper ma canne, tremblante, terrorisée.

C’est ta faute, me répétait mon esprit en boucle. C’est à cause de toi, à cause de toi !

– J’aurais dû l’savoir, jeta Paz. Dire que j’ai cru que t’étais des nôtres maintenant, que tout ça c'était derrière nous… que ta maudite blanche avait crevé dans un coin… Mais non. T’es resté un esclave ! Une pute à Renardes ! (Il jeta un coup d’œil méprisant à Asteior.) Comme l’autre dégénéré. J’aurais dû l’savoir !

Asteior s’avança, crocs dénudés, mais mon Ours le retint par le bras. Bientôt, tous furent face à face et il me sembla que l’air crépitait de fureur. Paz montra les dents, puis me transperça d’un regard aigu.

– Tout ça pour une boiteuse, une infirme ! Alors que tu aurais pu t’enfiler les plus jeunes, les plus belles… Putain, tu m’fais honte ! Où sont passées tes burnes, le paria ? Est-ce que t’en as seulement sauté une, une seule pendant tout ce temps ?

– Il nous fait honte à tous, grogna l’autre. (D’une bourrade, il poussa le jeune muet en arrière.) Pas étonnant que l’avorton ait viré comme lui !

– On t’a pardonné, siffla le dénommé Paz. Des dizaines des nôtres sont morts à cause de toi, parce que tu nous as trahis comme un con pour une blanche… parce que t’as trahi les tiens ! Mais on t’a pardonné, merde ! J’avais des scrupules à tuer l’oncle de Raffe…

Il détourna la tête.

– Dire que t’as osé mentir sur le gosse pour m’faire venir. T’es devenu mauvais, le paria…

Je sentais du mouvement derrière moi. Les Ours cachés avec nous avançaient lentement, se frayaient un passage parmi nous, remontant vers la lumière comme un banc de poissons dans l’eau trouble.

Les crocs d’Auroq lancèrent un éclat blanc dans l’aura de sa lampe.

– Donne-nous la clef, Paz ! Et on t’épargnera peut-être.

– C’est ça. Prends-moi pour un con. J’suis peut-être vieux et dur de la feuille, mais j’sais encore cogner, alors viens voir un peu si t’arrives à me la prendre, cette clef !

Il se mit en posture défensive, et derrière lui son compagnon fit de même. Ainsi dos à dos, ils regardèrent Auroq et Asteior leur tourner autour, comme deux animaux affamés.

– Deux contre trois, passe encore, commenta Asteior. On sait que vous avez de la ressource, vieux pourris. Mais deux contre dix-neuf ? Vous vous sentez capables de tenir le coup ?

Pour la première fois, le doute passa dans les yeux du vieillard. Il se retourna pour suivre le regard d’Asteior… Et découvrit le rang des Ours, de notre côté, qui venaient d’émerger dans la lumière. Certains montraient les dents et leurs crocs brillaient comme des rangées de petites lames. Le vieux Roc les vit à son tour. Une crainte furtive passa sur son visage. Sa main se referma sur celle de Paz et la serra fort. Un rire jaune échappa à son compagnon.

– Non mais j’y crois pas. Enfoirés ! Vous avez pas d’honneur. Vous allez faire quoi ? Battre à mort deux vieillards pour leur voler une clef ?

Il serra les mâchoires.

– T’as fait exprès d’nous attirer là, pas vrai ? Parce que les autres nous entendront pas crier.

Quoi qu’il pût se passer à présent, Paz et Roc allaient mourir. Et ils le comprirent bien plus vite que moi. D’un coup, avec des gestes étonnamment fluides pour leur âge, ils se mirent en mouvement. Paz faucha les jambes du jeune muet, à l’instant même où Roc expédiait un coup violent dans la mâchoire d’Auroq. Celui-ci esquiva. Ce fut Asteior qui bloqua le poing du vétéran, avant de lui casser le bras d’un coup sec. La douleur déforma le visage épais de l’Ours. Il tituba lourdement, désorienté, un air presque surpris sur le visage. Alors qu’il tentait de reculer, Asteior lui saisit la tête à deux mains.

– Donne-nous cette saloperie de clef ! rugit-il vers Paz.

Mais il n’attendit pas la réponse. Paralysée, je compris ce qu’il allait faire – au même instant que Paz, qui se jeta vers lui pour l’en empêcher.

Arrête !

Trop tard. De toutes ses forces, Asteior cogna le crâne du vieillard contre le mur en chêne massif, en un coup d’une violence inouïe qui explosa dans le silence. Roc eut un spasme de souffrance, les yeux révulsés, et glissa lentement au sol. Asteior l’attrapa par son cou sans force et le heurta de nouveau contre le mur, les traits rendus acérés par la rage. Puis encore, et encore, dans une nuée de coups sourds qui ébranlaient la paroi. Pétrifiée d’horreur, je gardai les yeux cloués à cette mise à mort bestiale. Était-ce vraiment Asteior qui s’abaissait à une chose pareille ?

– Tu vas crever, ordure ? rugit-il, rendu fou par la résistance de sa victime.

– Il suffit ! claqua la voix éraillée d’Hatsu. Cessez cette barbarie !

– Je ne fais que lui rendre ce qu’il nous a donné à tous !

Il finit par le laisser choir au sol. Le vieil Ours ne bougeait plus, inconscient ou mort. Dans un cri terrible, son compagnon bondit vers lui, mais Auroq l’intercepta avant, d’une brusque torsion du bras qui le fit crier de douleur. Asteior se redressa lentement, le visage terrible. Il cracha sur le vieux Paz.

– Pour que tu voies ce que ça fait, charogne ! Ce que ça fait de perdre la seule putain de personne qui ait jamais compté !

Je serrai les dents, le cœur soulevé par la scène.

– Ne regardez pas, les filles, chuchota Grenat. Ne regardez pas…

L’Ours aux yeux verts se débattait violemment, la bave aux lèvres, l’épaule sur le point de se déboîter. Perdu dans sa douleur, il ne semblait plus voir Auroq, ni Asteior. Il hurlait à la mort, tendu vers son compagnon qui gisait au sol. Quand Auroq lui cassa le bras d’un geste brutal, il tomba à genoux et resta là, les joues ruisselantes de larmes, à gémir sans fin le nom de celui qu’il venait de perdre.

– Monsieur Paz, souffla une petite voix derrière moi.

C’était l’une des jeunes fugueuses, l’adolescente au visage grave. Elle semblait à la fois choquée et désorientée. Une fille plus âgée posa une main sur son épaule et la serra contre elle.

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