49.2

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Nous nous remîmes à marcher en silence, dans la puanteur de tombeau. L’odeur était restée piégée là depuis tout ce temps. Alors voilà ce qu’était devenue notre Maison… Dans les étages les plus haut, un piège qui faisait dépérir les nôtres à petit feu ; dans les niveaux intermédiaires, un étalage de décadence. Et à sa base… un champ de cadavres.

Plusieurs d’entre nous vomirent à un moment ou un autre. D’horribles réminicences me revenaient par éclairs fugaces, des images et des sons venus du jour de la grande catastrophe, si réels qu’ils me coupaient le souffle. Et d’autres visions que j’avais seulement imaginées… comme celle de Pali embrochée par un pieu, sous les yeux écarquillés de ma nièce. Grenat se cramponnait à mon bras. Les Ours avaient dû débarrasser les couloirs principaux, car nous ne vîmes pas de squelettes. À la seule pensée des corps qui devaient s'amonceler hors de notre vue, un goût de bile força derrière ma langue. Quand nous atteignîmes enfin le rez-de-chaussée, nous étions malades jusqu’à l’âme.

Au terme d’un escalier de service, étroit et sobre, nous posâmes nos pieds nus sur la terre battue. Ici, il ne régnait qu’une légère odeur de moisi ; nous inspirâmes à pleins poumons, encore tremblantes. Cet air confiné nous fit l’effet d’une renaissance. Le sol était froid et poussiéreux, comme dans mon souvenir. Je n’étais venue qu’une seule fois, âgée de huit ans. Ce jour où Auroq m’avait été offert. Ce jour où tout avait commencé…

– Nous y sommes ? murmura Gali près de moi. C’est vraiment si simple ?

– Ne parle pas trop vite, gamine, grogna Auroq. Rien n’est gagné encore.

Il nous fit traverser l’immense espace vide et ténébreux, puis nous mena jusqu’à une porte fermée. L’une de ces gigantesques portes à double-battant qui ne s’ouvraient autrefois que pour faire entrer les matières premières et les Ours vendus au marché. Aucune d’entre nous ne les avait jamais franchies. Même le territoire d'Hatsu, qui en tant que gouvernante avait dirigé la distribution et l’importation de toutes nos ressources, s’arrêtait là. C’était le dernier obstacle, la dernière barrière à franchir avant le monde extérieur. Nous nous rassemblâmes devant elle et la contemplâmes sans un mot.

À l’époque, la révolte avait dû triompher d’elle : certains gonds avaient été brisés et des restes de cendres, jamais nettoyés, laissaient imaginer les flammes qui en avaient rongé les bords. Mais depuis, les Ours l’avaient remise en place. Les battants étaient fixés par d’énormes poutres et des clous plus larges qu’une paume de Dame. Nul besoin de gonds ou de science quand la force pure s’en mêlait… À notre hauteur, un rectangle assez grand pour laisser passer un Ours avait été scié. Une porte dans la porte. Et une énorme serrure la maintenait fermée.

– Si Sachi avait été là, elle aurait certainement pu l’étudier pour trouver comment l’ouvrir, dit Mina d’une voix un peu rauque.

Je posai la main sur le verrou. C’était un ouvrage rudimentaire, comme l’avait dit Auroq – jamais une Dame ingénieure ne se serait abaissée à cela – mais il était compact et solide comme un bloc de pierre, conçu dans un bois très dur qui ne brûlerait ni ne casserait pas.

– Il faut certainement une clef à platine, observa Hatsu en venant se poster près de moi. Regarde là et là… ce n’est pas une serrure bien imaginative. (Elle marmonna pour elle-même.) Et pourtant impossible à solutionner ainsi, de l’extérieur…

Grenat, restée en retrait, enfonçait ses orteils dans la poussière.

– Pourquoi n’avez-vous pas creusé un tunnel ? demanda-t-elle d’une voix faible.

– Grenat a raison ! s’exclama aussitôt l’une des nôtres. C’est de la terre battue. Il serait simple de s’évader ainsi !

Auroq leva les yeux au ciel. Nous étions toutes pendues à ses lèvres. Mais ce fut un autre Ours qui répondit, un vieillard avec un œil voilé :

– Certains ont déjà essayé, il y a plus de dix ans. C’était perdu d’avance. Le sol est sec et dur, et les fondations de la Maison très profondes. Sous la terre que vous voyez, il y a encore un plancher de bois renforcé avec du fer.

– À l’origine, c’était pour protéger la Maison des foreurs, ajouta Auroq. Puisque certains de nos tunnels viennent jusque-là…

Il désigna l’obscurité, vers la droite.

– Il y a une grosse trappe qui relie la mine à la Maison, mais elle aussi est verrouillée.

Hazi ouvrit la bouche, mais avant qu’elle n’ait pu dire un mot, des pas lourds retentirent derrière nous. La terreur nous figea sur place.

– Il est venu, commenta Auroq. Putain, c’est bon, il a réussi.

Quand je reconnus celui qui venait ainsi vers nous, le soulagement me fit vaciller.

– Asteior ! gémit Grenat.

Il nous rejoignit, silencieux, l’air grave. Nos regards se croisèrent. Il ne s’avança pas trop, sembla hésiter. Ils nous regardait, tous et toutes, et comme Auroq avant lui, il parut presque ému de nous voir si nombreux. Il me sembla si fragile à cet instant que je boitillai vers lui. Quand il ouvrit les bras, Grenat et moi nous y jetâmes pour l’étreindre.

– Je suis heureuse que tu sois revenu, soufflai-je.

– C’est pour vous que je fais ça. (Il nous serra fort contre lui, puis nous souleva à moitié comme il le faisait quand nous étions enfants.) Je n’ai plus rien… plus rien d’autre que vous.

Quand il nous reposa, je vis bien que ses yeux débordaient d’émotion. Il les essuya d’un geste, car cela n’aurait pas convenu à la réputation de grand gaillard solide qu’il entretenait depuis ses douze ans. Puis il se tourna vers Auroq.

– C’est fait. Paz et Roc sont tombés dans le panneau. Ils arrivent.

– Et Raffe ?

– J’ai tiré Erko du lit. Il nous enverra son frère dès qu’il sera rentré.

Les deux se jaugèrent. Deux frères qui avaient perdu toute confiance l’un en l’autre.

– Bien, finit par dire Auroq. (Il se tourna vers nous.) Alors cachez-vous vite. Allez vous mettre dans l’ombre, à quinze mètres, plaquez-vous contre le mur et ne bougez pas. Quoi qu’il se passe, ne bougez sous aucun prétexte. Les vieux ne doivent pas vous voir. Vite !

Nous obéîmes aussitôt, Ours et Dames, en grand désordre. Bientôt, il ne resta devant la porte qu’Asteior, Auroq et son neveu muet. Juste avant de me retirer dans l’obscurité, je croisai le regard de mon Ours. Il était étrangement doux. Un mauvais pressentiment me noua les entrailles.

À peine quelques minutes plus tard, des pas d’Ours se firent entendre. Ils étaient plus lents que ceux d’Asteior, plus précautionneux. Des pas de vieillards. Nous nous figeâmes, invisibles et serrées les uns contre les autres dans les ténèbres, les yeux écarquillés pour ne rien perdre de la scène.

– Auroq, fit une voix rocailleuse, étrangement rouillée. Alors c’est vrai. Qu'est-ce qui est arrivé à Raffe ? Comment vous avez su qu’il était là ?

Je me hérissai. À l’écoute de ce timbre, deux yeux verts me revinrent en mémoire – deux yeux vifs et malins dans un visage vieilli. Je fis un petit pas, là où l’ombre rejoignait la lumière, et me penchai un peu. Mes paumes moites de sueur glissaient sur ma canne.

C’était bien lui. Le vieillard lubrique des bains, qui avait tapoté la tête de Téa et reluqué mes nièces. Il tenait le bras d’un autre Ours, à peine plus jeune que lui, et je fus surprise de les voir ainsi – si accordés, si égaux. Quelque chose d’infime se dégageait d’eux, comme s’ils respiraient au même rythme ou voyaient par les mêmes yeux.

– Un des guetteurs l’a vu d’en haut, grogna Auroq. Il est venu me chercher, et je suis descendu par l’échelle. Mais impossible de porter Raffe. Je ne sais pas ce qu'il a fichu, mais il est salement amoché. Il ne pourra jamais grimper tout seul.

Le vieil Ours porta la main à son cou. Je sentis mes congénères retenir leur souffle. Une vague de tension et d’espoir passa parmi nous. Sa grosse main tordue par le labeur tâtonna sur son torse, puis il mit un coup de coude à son compagnon.

– C’est toi qui l’as, cette fois. C’est bien ça, hein ? Putain, j’deviens vieux. Bientôt, j’saurai même plus comment j’m’appelle.

Le dénommé Roc poussa un grognement moqueur.

– T’inquiète pas, va. T’es p’têtre vieux, mais t’es mon vieux. J’te rappellerai ton nom tous les jours.

Il reçut une bourrade mi-affectueuse, mi-brutale en réponse à sa boutade.

– Allez dépêche, le p’tit attend dehors !

Roc retira la cordelette qui ceignait son cou massif. Un objet de bois noir pendait là. Un gros objet plat et carré, aux découpes presque enfantines, qui ne ressemblait pas vraiment à une clef. Et pourtant ç’en était une : une clef à platine. Bien vu, Hatsu.

– Pousse-toi, l’avorton, grogna Paz vers le neveu d’Auroq.

Il le heurta de l’épaule et s’approcha de la serrure. Je me tendis en le voyant avancer la clef...

Et à cet instant, alors qu’il ne restait plus que quelques centimètres avant l’ouverture de la porte, ma canne m’échappa des mains. Comme au ralenti, je la sentis glisser de mes doigts et chuter, chuter interminablement vers le sol…

Et s’y abattre dans un bruit étouffé, qui sembla aussi fort qu’une déflagration dans le silence.

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