41.3

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Il ne répondit rien.

– Tu nous as toutes menées à notre perte. C’était ton but depuis si longtemps ; j’imagine que des félicitations s’imposent. Regarde-nous aujourd’hui. (Je désignai mon affreuse nudité.) Ah, comme tu dois être fier ! Les Dames sont enfin punies pour leurs méfaits. Les esclaves sont libres, quant à eux… ou morts. N’est-ce pas un peu la même chose, au final ?

Je crus qu’il allait franchir la trappe d’un bond pour venir me gifler, mais il se contint, les poings serrés.

– Je n’ai jamais voulu ça. Je te l’ai déjà dit. Les miens sont allés trop loin. Je ne peux pas réparer ce qui a été fait il y a quinze ans, Picta !

– Et moi, je ne peux plus te faire confiance. Nous ne descendrons pas. Nous avons déjà perdu trop des nôtres.

Je lui tournai le dos et, lentement, m’en allai dans le bruit froid de ma canne qui frappait le plancher.

– Va-t-en. Si ce que tu dis est vrai, alors envoie-nous une Dame pour nous convaincre. Personne parmi nous ne croira plus un Ours.

– Je ne partirai pas, me défia-t-il. Je resterai là jusqu’à ce que vous acceptiez de descendre. Vous ne pouvez plus continuer ainsi, Picta. Tôt ou tard, vous finirez par mourir, et pourquoi ? Parce que tu auras refusé de m’écouter ? Je ne te demande pas de me pardonner, mais de me croire.

– Les deux me sont impossibles. Reste ici, si tu y tiens. Mange donc ces fruits qui t’ont servi à appâter une enfant ! Et lorsque tu n’auras plus rien, lorsque tu auras faim, tu finiras par rentrer chez toi.

J’entendis un coup sourd et un râle de rage pure – il venait sûrement de décharger sa frustration sur le mur. En fin de compte, il avait vieilli, mais pas tant changé que cela. Même après tant d’années, nous étions toujours aussi bornés l’un que l’autre.

– Picta ! rugit-il alors que je m’éloignais dans le couloir.

– Tais-toi. Mon peuple a tout perdu à cause de toi. Tu es un traître !

Un long silence succéda à mes mots. Puis, alors qu’il disparaissait derrière moi, j'entendis sa réponse.

– Je suis ce que la Maison a fait de moi.

***

Je ne dormis pas cette nuit-là. Je ne cessais de penser à celui qui rôdait au fond d’un couloir sombre, à la fois si loin et si près de moi – si près de nous toutes. Le danger guettait, bien réel. Si l’envie lui en prenait, Auroq pourrait franchir la trappe béante et venir nous chercher lui-même… Nous ne pourrions fuir nulle part. Nous étions piégées.

Ses derniers mots ne cessaient de résonner sous mon crâne, encore et encore, jusqu’à réduire à néant toute autre pensée.

« Je suis ce que la Maison a fait de moi. »

***

Le lendemain passa comme une lente torture.

Auroq ne se manifesta pas, ne fit aucun bruit, n’attira pas l’attention. Aucune des nôtres ne dit un seul mot au sujet d’un Ours. Était-il encore là, caché dans les ombres de l’intérieur ? Ou avait-il quitté l’étage ? Ne pas le savoir me rendait folle.

Si les autres découvraient sa présence, notre paix fragile volerait en éclats. Notre clan de fortune serait partagé, déchiré entre celles qui voulaient le croire, et celles qui prendraient peur. Si certaines des nôtres descendaient et ne revenaient pas, comment les autres trouveraient-elles la force de survivre ? Nous étions déjà si peu nombreuses… Nous n’avions plus d’espoir depuis longtemps, seulement de petites joies et des habitudes bien ancrées.

Auroq risquait de bouleverser tout cela.

Les activités quotidiennes s’enchaînèrent, les heures de classes à donner aux petites, le jardinage, le bricolage… Tout me sembla si normal, si dangereusement calme que j’eus l’impression d’une paix trompeuse, d’une illusion qui serait bientôt brisée par Auroq et ses semblables. Rien ne parvenait à retenir mon attention. Mon esprit revenait sans cesse à cette scène – l’obscurité du couloir, son visage détruit dans la lumière de la lampe, ses muscles bandés alors qu’il me dévisageait, furieux, blessé.

En tant qu’infirme, je ne participais pas à toutes les tâches manuelles, mais je dispensais des cours aux enfants aux côtés de Grenat, Hatsu et Sachi – et l’on venait me voir en cas de désaccord, de dispute, de question. Comme si mon âge assurait ma sagesse, alors que rien en moi ne méritait cela. L’après-midi, censée planifier nos prochaines récoltes avec toutes les autres adultes, j’écoutai d’une oreille distraite et acquiescai de temps à autres.

« Je ne partirai pas. Je resterai là jusqu’à ce que vous acceptiez de descendre. »

Pour l’instant, Olma, Rani et Mona n’avaient pas pipé mot. Je leur avais demandé de garder le secret et elles semblaient s’y tenir. Mais chaque fois que nos regards se croisaient, je les voyais se tortiller sur place, les yeux débordants de questions, emplies de frustration à l’idée de ne rien pouvoir dire. Elles ne tiendraient pas trois jours ainsi.

Il fallait que je règle les choses avec Auroq avant que les trois fillettes ne craquent. Que je trouve une solution avant que tout n’explose.

Le soir, j’attendis longtemps que toutes les nôtres soient endormies. Pendant des heures, je regardai la lune monter haut dans le ciel, lentement, si lentement que je manquais de m’endormir, épuisée par ma précédente insomnie. Les souffles paisibles et les légers ronflements de mes semblables me berçaient.

Je finis par m’extirper de mon hamac, le plus furtivement possible avec ma patte folle, et pris bien garde d’aller jeter un œil du côté de Mona, Olma et Rani. Les petites curieuses dormaient à poings fermés, leurs corps menus blottis dans la soie contre leurs mères respectives. La nuit dernière les avait fatiguées également.

En les voyant ainsi, innocentes, si chétives, je songeai à ce qui avait eu lieu avant leur naissance, toutes les horreurs que nous avions vécues. Je les imaginai entre les mains des Ours... C'était au-dessus de mes forces. Je devais empêcher qu'une telle chose se reproduise ; je devais l'empêcher à tout prix.

Mais si Auroq disait vrai... S'il était parvenu à raisonner les siens... Malgré tous mes doutes, toutes mes craintes, une part minuscule de moi ne pouvait s'empêcher d'espérer qu'il fût sincère. Tant de choses pouvaient advenir en quinze ans... Nous en étions la preuve vivante.

À l'intérieur de la Maison, le couloir n'était pas complètement obscur. Auroq était encore là.

Cela fit bondir mon cœur dans ma poitrine ; je me forçai à refouler toutes les émotions contradictoires qu'il suscitait chez moi. Il avait dû réduire la flamme de sa lampe au minimum afin de l’économiser – je m’étonnai d’ailleurs qu’elle ait encore assez de réserve d’huile. L’avait-il éteinte la nuit dernière, dès mon départ ? Était-il resté immobile, dans le noir, à attendre mon retour comme il l’avait dit ? Cette idée me fit frissonner.

Je repérai d’abord le gouffre carré de la trappe et m’en approchai avec précaution. L’ombre massive se tenait toujours là, étendue à côté. Auroq. Il avait respecté mon interdiction : il n’avait pas traversé. Je plissai les yeux dans la lumière chiche.

Il dormait.

La lampe posée près de son visage sculptait ses traits épais, brutaux, et rehaussait les moindres cicatrices qui le traversaient. Des vagues de reflets argentés couraient le long de son museau. Il n’avait jamais été beau. L’âge ne l’arrangeait pas et je me demandai, alors, pourquoi une grande chaleur montait en moi quand je le contemplais ainsi.

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