41.4

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Il n’avait jamais été beau. L’âge ne l’arrangeait pas et je me demandai, alors, pourquoi une grande chaleur montait en moi quand je le contemplais ainsi. Il grogna dans son sommeil, puis frémit jusqu’aux griffes ; j’observai ses biceps gonfler sur ses bras puissants. Il avait encore pris en gras et en musculature. L’une de ses oreilles était coupée aux trois-quarts, il n’en restait qu’un moignon. Plus de clou d’esclave... À présent, Auroq n’appartiendrait plus jamais à la Maison. Cela me fit presque mal, comme si en se débarrassant de son numéro, il avait coupé le lien qui nous avait permis de grandir ensemble.

Je finis par m’asseoir, incapable de le réveiller, plus incapable encore de détourner le regard. Si je n’avais pas le droit de lui pardonner, ne pouvais-je au moins profiter de sa vue ? Après tout, il ne le saurait pas. Personne ne le saurait jamais.

Plus je l’observais dormir, plus son corps appelait le mien. C’était une attraction animale et instinctive, un désir qui me hérissait la nuque. Après tout ce temps, après tous ces morts qui se dressaient entre nous, la moindre fibre de mon être voulait encore s’unir à lui. J’en conçus une colère trouble.

Je comprenais à présent une partie de ce qu’il reprochait à la Maison, ce poids qu’il avait toujours porté sur ses épaules. Enfants, nous avions été appariés et destinés l’un à l’autre. Quatre décennies plus tard, malgré la séparation et la traîtrise, rien n’avait changé… Un amour inexorable nous reliait encore. C’était pour cela qu’Auroq revenait toujours vers moi. C’était pour cela que j’étais incapable de le repousser complètement. Mon Ours avait toujours vu ce lien comme une chaîne, parce qu’il aurait voulu être libre. Tel n’avait jamais été mon cas.

Jamais… jusqu’à ce qu’il revienne soudain de la mort, vieillissant, traînant derrière lui le souvenir d’une révolte et de centaines de meurtres. À présent, oui, je voyais la chaîne. Oui, je voyais la malédiction, moi qui aurait voulu être assez forte pour le renier.

Moi qui aurait voulu le haïr… Je n’étais bonne qu’à revoir cette scène, encore et encore, cette nuit d’été où il était monté me voir à la force des bras, où nous avions roulé comme des amants dans l’herbe folle sous l’albizia. Ces quelques heures où plus rien n’avait compté, mis à part nos corps emboîtés l’un dans l’autre. Ma peau me brûlait encore quand je songeais à ses mains sur moi. À son regard fébrile quand mon kimono avait glissé au sol, quand je m’étais offerte à lui… Il m’avait semblé si beau alors, dans sa force et sa splendeur d’adulte. Sa peau sentait la folie et la liberté. Que j’étais sotte d’y repenser encore et encore ! J’avais bien vieilli depuis. Quinze ans que je tenais ces souvenirs loin de moi, et soudain j’étais incapable de les maîtriser.

Pendant une heure au moins, je m’usai les yeux sur lui, sur la courbe de sa paupière fermée, sur ses mains robustes qui tressaillaient dans son sommeil… Blottie dans la lampe, la farandole légère de la petite flamme m’hypnotisait.

Sans m’en rendre compte, je finis par glisser dans le sommeil. Je m’endormis à deux pas de cet Ours que j’aurais voulu fuir, rejeter et étreindre à la fois.

CHAPITRE 42

Je ne sais ce qui me réveilla. Peut-être les rayons de l’aube, qui commençaient à nimber l’arche loin derrière moi, à éclaircir un peu les ténèbres du couloir. Ou peut-être la sensation d’être observée.

Auroq ne dormait plus. Quand j’ouvris les paupières, mes yeux tombèrent droit dans les siens. Aucun de nous ne bougea. Nous nous fixâmes ainsi, de part et d’autre du gouffre qui nous séparait, couchés sur le plancher dans la même position profondément inconfortable. Ma jambe infirme me lançait, irradiée des orteils jusqu’au mollet, mais la douleur ne parvenait pas à me faire frémir. Le regard piégé dans celui d’Auroq, je retenais mon souffle, vaguement consciente de ma canne échouée près de moi.

– Tu es revenue, dit-il dans le silence.

Sa voix rauque et basse fit courir un frisson le long de mon dos. Je refusai de croire qu’il s’agissait de désir.

– Et toi, tu es resté.

Il haussa un sourcil moqueur. J’en eus le souffle coupé. C’était son air de grand frère gouailleur… je l’aurais reconnu entre mille. Cela me fit comme un coup au cœur. Je dus fermer les yeux pour cacher mon émotion, puis articuler en silence les mots qu’il allait inévitablement dire :

– Tu as d’autres évidences comme ça à me sortir ?

C’était le même ton narquois qu’autrefois, mais d’une voix plus grave, plus pleine. Plus mûre.

D’un coup, j’eus presque l’impression que trente ans venaient de partir en poussière, que nous n’avions jamais été séparés. Je rouvris les paupières. Auroq me contemplait. Il me caressait longuement du regard, sans chercher à se cacher. Le désir qui luisait dans ses yeux me changea en adolescente pudique, embrasée de plaisir et de honte mêlés. Je me redressai, déterminée à ne pas lui offrir mon corps ainsi. Sans ma canne, j’aurais eu bien du mal à me remettre debout. Je ronchonnai tout bas à cause de mes membres gourds, courbaturés par ces pauvres heures de sommeil sur le plancher.

– Je n’ai plus vingt ans, dis-je d’un ton un peu sec quand le regard d’Auroq s’attarda sur ma canne. Et toi non plus.

– Oh, tu aurais tort de me prendre déjà pour un vieillard. (Quelque chose de lascif, dans le ton de sa voix, fit grimper ma température.) Je suis heureux de voir que tu n’as plus ton attelle… cette chose atroce en forme de cage.

– Elle me faisait plus souffrir qu’autre chose. Je n’ai plus besoin de sauver les apparences, à présent.

– Tu as bien fait.

Ce badinage me gênait. Je ne voulais pas parler de ma jambe, je voulais des mots lourds de sens, je voulais poser les seules questions qui importaient et obtenir des réponses sincères. Puis-je te faire confiance ? Ou me mens-tu encore ? La veille, nous avions crevé l’abcès. Il fallait finir de le vider.

Auroq se leva. Nous nous fixâmes en silence. Plusieurs fois, je crus qu’il allait parler, mais il ravala ses mots. Alors je finis par demander :

– M’as-tu dit la vérité ? N’y a-t-il vraiment… plus aucun risque, en bas ?

Il soupira, caressa le pendentif que j’avais sculpté pour lui.

– Je n’ai pas menti. Beaucoup de choses ont changé en quinze ans. Ça a été très compliqué au début, et je ne te cache pas que la Maison n’a plus rien à voir avec ce qu’elle était… Je te raconterai, si tu veux. Je peux vous y mener. La marche sera longue, mais j’ai conçu des passages sûrs. On pourra atteindre le rez-de-chaussée en moins d'un jour.

Il me lança un regard sombre, puis parut lutter contre lui-même.

– Mais rien ne vous y oblige. Picta… Ne descendez pas si vous n’en avez pas envie. Si tu préfères vivre ici… Je t’aiderai. Je vous ferai monter des semis, des graines, des fruits et des légumes pour les jours de disette… Les Renardes d’en bas vous aideront…

Je vis combien cela lui coûtait de parler ainsi. Malgré moi, je me rapprochai de lui, jusqu’au bord de la trappe. Graves et douloureux, ses yeux m’attiraient irrésistiblement.

– Picta, je veux t’aider. Je veux que tu vives… Ne t’entête pas, s’il te plaît. Accepte mon aide. Je ne te demande rien en échange. Rien. Ni ton amour, ni ton pardon…

– Ce n’est pas si simple, dis-je à voix basse. Rien ne sera jamais comme avant… Pas après ce que tu as fait.

Nous nous fixâmes dans le silence, si proches malgré le fossé qui nous séparait.

– Je sais que tu as tant perdu ce jour-là, murmura-t-il. Jamais je ne te forcerai. Hier, j’ai été stupide et haineux. Si tu veux que je parte… Tu ne me reverras plus. Mais avant… si jamais…

Il se tut, à court de mots. Puis, comme la veille, il tendit la main vers moi. Je contemplai sa large paume, son corps dressé juste au bord du vide. Son regard franc qui cherchait le mien. Quelque chose se dénoua dans mes entrailles, avant de disparaître. Une sensation impossible à nommer, comme un noir mélange de deuil et de méfiance instinctive. Un venin qui m’avait empoisonnée dès l’instant où je l’avais vu surgir de l’obscurité. Je me sentis soudain légère et impétueuse. Lentement, je déposai ma canne par terre.

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