Chapitre 41

7 minutes de lecture

Je n’avais pas vu d’Ours depuis cinq ou six ans. Prise d’effroi, je me figeai devant cette ombre massive qui se découpait au milieu du couloir. Elle m’évoqua soudain un monstre recraché par la Maison, tout droit sorti de cette nuit-là – cette terrible nuit sans lune où tout avait basculé.

La lumière de la lampe faisait voguer des reflets orangés dans son pelage, sculptant les courbes et les déliés de ses muscles. Il était agenouillé, curieusement tourné vers la droite ; je ne voyais de lui qu’un profil indistinct. Je tentai de calmer mon souffle, de cacher ma peur. Je m’approchai encore, en posant très doucement ma canne sur le plancher, pour ne pas l’alerter – mais il saurait bientôt que j’étais là, car les Ours avaient l’ouïe très fine.

– C’est bon ? questionna-t-il dans le silence.

Sa voix était grave et rocailleuse. La petite Olma émit un bruit d’assentiment ; en tendant l’oreille, je l’entendis manger quelque chose. L’Ours poussa un panier d’osier devant lui, tout au bord de la trappe – qui était ouverte, comme un gouffre noir. Qui avait déclenché le piège ? Lui ? Alors il aurait dû être mort au soixante-quatrième.

– J’en ai d’autres, assura l’Ours. Et aussi des kiwis, des figues, des framboises…

Des kiwis ! Des figues ! Je n’en avais plus mangé depuis bien longtemps. Olma n’avait jamais goûté ce genre de fruits exquis ; elle était trop jeune.

– Tiens, fit l’Ours. Prends-en un autre.

D’un geste vif, il lui lança une figue, que l’enfant rattrapa au vol.

– Merci !

– Combien êtes-vous là-bas ? lui demanda-t-il.

– Quarante-deux, lui apprit Olma de sa petite voix, la bouche pleine.

– Et il y a beaucoup d’enfants, comme toi ?

Elle secoua la tête.

– Non, pas beaucoup. On n’est que huit…

L’Ours attendit qu’elle ait fini son fruit, puis :

– Quand pourras-tu m’amener la boiteuse ? Tu m’as dit que tu en connaissais une.

Je me figeai.

– Oui, se rebella l’enfant, mais elle est maigre, et vous m’avez dit que vous cherchiez une dame grosse.

Bien sûr. Les petites ne m’avaient jamais vue avant – avant la famine, avant les hivers glaciaux. Comme nous toutes, j’étais parvenue à reprendre un peu de poids cet été, mais je savais que je le perdrais dans les premières semaines froides. Le printemps venu, nous nous retrouvions toutes amaigries, affaiblies, privées de formes.

Après avoir souffert si longtemps de mon poids, après avoir été moquée, humiliée, m’être détestée pendant toute ma jeunesse, il était étonnant de constater à quel point mes rondeurs me manquaient à présent. Je ne supportais pas la vision de mes os qui saillaient sous ma peau. Plus que tout le reste, ce changement-là m’avait fait comprendre que ma vie précédente était révolue. Que jamais je ne redeviendrais celle que j’étais alors : jeune, rieuse, entourée d’amis et de proches.

Heureuse.

C’était à croire qu’on ne reconnaissait les moments de bonheur que lorsqu’ils s’étaient enfuis.

L’Ours eut un geste d’impatience. Il agita son panier ; je devinai que la gamine le suivait des yeux avec gourmandise.

– Peu importe. Amène-moi cette dame et tu en auras beaucoup d’autres. Et il y en aura pour tes amis aussi. Il y en a bien assez pour huit. Ça ne te plairait pas ?

Je me hérissai devant ce qu’il essayait de faire. Sans plus camoufler le bruit de ma canne, j’avançai dans le halo jaune de la lampe.

– C’est moi que tu cherches, l’Ours ?

Il redressa vivement la tête, toujours de profil, et je distinguai son œil qui rougeoyait comme la braise. Olma poussa un petit cri en se tournant vers moi. Elle se ratatina sous mon regard sévère ; sa bouche se tordit comme si elle allait pleurer.

– Je suis désolée… geignit-elle tout bas… Ne te fâche pas, s’il te plaît… Il veut juste nous aider…

L’Ours me scruta alors que j’avançais encore d’un pas. Un instant, je me vis à travers ses yeux. Une Dame presque quinquagénaire, appuyée sur une canne de fortune, nue et chétive avec les os de ses hanches et de ses épaules qui jouaient sous la peau à chaque geste. Il se détourna rageusement.

– Non, ce n’est pas toi. Il aura fallu que je tombe sur la mauvaise boiteuse…

– Vraiment ? Quel nom cherches-tu donc ? demandai-je avec plus d’agressivité que je ne le souhaitais.

J’avais toujours été la boiteuse, l’unique, et me voir retirer la seule chose qui m’avait fait sortir du lot si longtemps me blessait. L’Ours gronda tout bas, avant de répondre :

– Elle s’appelle Picta.

À ces mots, je le reconnus.

Mon cœur s’arrêta, essaya de repartir, avant de trébucher de nouveau. Peut-être m’en doutais-je depuis le début. Peut-être l’avais-je su dès que je l’avais discerné dans la lueur de sa lampe, trapu et massif, avec cet œil rouge qui surgissait dans son visage noir… Personne d’autre n’aurait prononcé mon nom ainsi. Pas avec un tel mélange de tendresse et d’amertume. Ma canne m’échappa des mains, puis rebondit sur le plancher dans un vacarme que j’entendis à peine.

– Picta ! s’exclama Olma en me voyant chanceler.

Elle rattrapa mon bâton et me le rendit d’un geste. Je ne songeai pas à la remercier. À cet instant, je n’étais capable de rien.

– Picta ? répéta l’Ours.

Tu es mort, pensai-je. Tu es mort il y a quinze ans…

Il se leva, saisit sa lampe à pétrole et la brandit dans notre direction. Je vis son œil s’écarquiller quand il distingua mieux les traits de mon visage, ou peut-être la teinte de mes yeux. Sans y croire, il observa mon corps efflanqué, puis mon pied mort. Ma cheville tordue.

– Jambe gauche, murmura-t-il. Bien sûr…

Son regard remonta vers le mien. Sans un mot de plus, il ramena la lampe vers lui et me montra son visage.

Olma poussa un cri de terreur. Je compris pourquoi il s’était tenu ainsi, bizarrement de profil, devant elle.

Du côté droit, un horrible rictus dénudait ses dents jusqu’au milieu de sa joue. On voyait la blancheur des molaires saillir par endroits, luire d’un éclat aveugle dans le pelage noir. Quelque chose avait arraché ses lèvres et sa chair avec une violence inouïe, et je savais ce que c’était. Une lampe brisée, brandie par un enfant terrorisé.

Ainsi me fixait mon Ours, revenu de la mort.

Nous serions restés là longtemps, immobiles, à nous regarder en silence, si le gémissement d’Olma ne nous avait séparés l’un de l’autre.

– Je suis désolée… Je suis désolée, Picta… Il était très gentil, et… il a dit qu’il nous donnerait à manger, qu’on ne serait plus obligées de rester cachées… qu’il ne nous ferait pas de mal. Ne te fâche pas, s’il te plaît…

– Retourne dormir et ne dis rien à personne, Olma, ordonnai-je sèchement. Je vais aviser. Nous en parlerons demain.

La gamine disparut dans une galopade, apeurée par ce bienfaiteur qui s’était changé en monstre. Celui-ci me fixait toujours. Du côté de sa joue mutilée, il semblait sourire en permanence – un sourire sardonique et cruel qui donnait froid dans le dos.

– Picta… Je n’arrive pas à y croire, dit-il de sa voix grave.

Il s’approcha tout au bord de la trappe, jaugea la distance des yeux comme s’il allait la franchir d’un saut. Ce qui était possible. Elle faisait moins de deux mètres de long.

– Ne fais pas ça, dis-je d’une voix dure que je ne maîtrisais pas. Reste de ton côté.

Il hésita un instant, puis accepta de battre en retraite.

– Elle était fermée, parvins-je à articuler. La trappe. Depuis quinze ans, elle n’avait pas bougé.

Il baissa le regard vers les profondeurs du trou.

– C’est moi. Je suis passé à travers. J’ai réussi à voir la plupart de vos pièges… Mais il y en a deux ou trois qui m’ont eu. Celui-là était bien caché. Bien joué.

Je le dévisageais, incapable de démêler les émotions qui m’assaillaient. J’avais l’impression que d’un instant à l’autre, il disparaîtrait, que son torse épais se diluerait dans les ombres. Qu’il n’était qu’une stupide hallucination, une réminiscence du passé.

– J’ai réussi à m’accrocher au bord, poursuivit-il. C’est ce qui m’a sauvé. Le bruit a attiré la gamine… C’était il y a trois jours. Je l'ai rassurée sur mes intentions, je lui ai promis des fruits en échange de son aide. C’est une sacrée gourmande.

– Il y a trois jours ? parvins-je à dire.

– Je lui avais dit que je reviendrai. Que si elle ne sonnait pas l’alarme, j’apporterai à manger pour les vôtres, que je voulais juste quelques informations en échange… (Son regard me balaya des pieds à la tête.) Je ne pensais pas que vous en seriez à ce point. Je ne pensais pas que tu serais dans cet état…

Il fit les cent pas devant la trappe. Je sentais la rage vibrer en lui, maîtrisée, contenue tout au fond. Dans les mouvements de la lumière, je discernai les poils argentés sur son torse, puis son museau gris. Ce n’était pas un spectre, ni un souvenir. Il avait vieilli. Forci. J’avais tant de mal à le croire. Les cicatrices blanchâtres qui lui zébraient le dos étaient toujours là, elles. Quarante-quatre, si ma mémoire était bonne. Et le petit pendentif de bois blanc, sur ses pectoraux…

« C’est à cause de lui que vous en êtes là. » me souffla une petite voix désagréable. « Maigres, seules, livrées à vous-mêmes… C’est par lui que tout est arrivé. »

Quel âge avait-il maintenant ? Cinquante-cinq… ? Il me sembla soudain que j’avais passé ma vie entière à le croire mort. Sauf en ce temps béni où nous étions enfants, où tout était si simple…

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0