41.2

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– Comment nous as-tu trouvées ? questionnai-je d’une voix rauque.

– J’ai cherché. (Il eut un sourire très las, du côté de son visage qui en était encore capable.) Je t’ai cherchée, Picta. Pendant des années, je t’ai cherchée.

Je reculai d’un pas, heurtée de plein fouet par ces mots.

Le croire mort avait été si simple pour moi. Jamais je n’avais envisagé autre chose. Et pendant tout ce temps, avait-il réellement… avait-il réellement arpenté la Maison pour me trouver ? La colère me submergea malgré moi, et soudain je me sentis furieuse – furieuse et honteuse. Il aurait dû être mort. Ou ne jamais revenir. Je n’aurais pas dû ressentir tant d’amour devant un tel visage, celui d’un traître… J’aurais dû le haïr et le rejeter de toute mon âme pour ce qu’il avait fait à la Maison, pour ce qu’il nous avait fait à toutes. Comment pouvait-il revenir ainsi, comme si rien ne s’était passé ? Comment pouvais-je encore avoir le cœur qui battait si fort à sa vue ?

– J’ai fait tous les étages, dit-il. Tous, à partir du vingtième, là où les miens ne vont jamais. J’ai fabriqué des échelles pour passer là où les escaliers étaient détruits, j’ai grimpé dans les puits des ascenseurs qui ne fonctionnaient plus… Il y avait des barrages partout. J’ai mis des semaines à en détruire certains.

– As-tu trouvé d’autres Dames ? ne pus-je m’empêcher de demander. D’autres qui se cachent, comme nous ?

Il secoua la tête.

– Vous êtes les premières en vie. J’ai trouvé des mortes, ça oui. De faim ou de froid, je ne sais pas. (Il lut le désespoir sur mon visage.) Mais au-dessus de vous, il y en a sûrement.

– Oh que oui, murmurai-je. Des milliers, peut-être, si elles ont trouvé assez de ressources pour vivre. Mais tous les escaliers sont détruits depuis quinze ans. Elles ont fait comme nous… Elles se sont piégées en pensant se sauver.

J’avisai le panier d’osier, dans lequel dormaient des fruits délicats.

– Alors, où as-tu pris cela ? Les Ours ne cultivent pas de fruits.

Il sourit encore, puis me lança un kiwi avec adresse. Je ne tentai pas de l’attraper. Il heurta le plancher dans un bruit mou.

– Je ne suis pas une enfant, Auroq. Une adulte ne donne pas sa confiance si facilement.

Quelque chose clochait. Je ne parvenais pas à me défaire de cette impression. Quinze ans après la grande catastrophe, Auroq sortait du néant, un panier de fruits à la main… On aurait dit un piège. Un piège grossier. S’il avait survécu… si les autres Ours l’avaient épargné… alors il était des leurs.

– La situation a changé, en bas, expliqua-t-il. Les Dames et les Ours vivent ensemble. C’est elles qui les cultivent. Les miens n’auraient pas su.

Je reculai. Comment pouvait-il mentir à ce point ? Ses yeux semblaient si francs…

– Tu crois que je vais gober ça ? Nous avons envoyé des éclaireuses. Une seule est revenue. L’autre a été violée et tuée !

Auroq grimaça. Je regardai la chair gonfler et tirer sur son odieuse cicatrice. Ses dents mâchaient le vide quand il parlait.

– Quand était-ce ?

– Il y a quinze ans. Quand nous avions encore un monte-charge en état de marche...

– Et vous n’êtes jamais redescendues après ?

– Non.

– Picta… La situation est stable depuis des années. (Sans s’en rendre compte, il toucha son pendentif, caressa l’arrondi de la taupe.) Vous n’avez plus à vous cacher. Je t’ai cherchée si longtemps pour te le dire…

Il posa sa lampe, puis se tint tout au bord de la trappe et tendit une main vers moi. Ses griffes luisaient au-dessus du vide.

– Viens avec moi… (Il me supplia du regard.) Toi et les tiennes… Plus personne ne vous fera de mal. Je te le jure.

Je reculai d’un pas. Puis de deux. Un piège. C’était forcément un piège.

– Tu mens. Ils ne t’auraient jamais épargné. J’ai vu ce qu’ils faisaient aux Dames… et à ceux qui les aident. Tu n’aurais jamais pu les convaincre.

Il me dévisagea sans mot dire. Nous avions passé tant de temps loin de l’autre… j’étais incapable de lire sur ce visage marqué par les ans. Était-ce de la sincérité ? Ou une pâle imitation que je ne savais plus reconnaître ?

– Va-t-en, dis-je la gorge nouée. Les Ours n’ont plus leur place ici. Plus depuis longtemps.

Ses yeux s’assombrirent.

– Jadis, tu m’as supplié de venir avec toi. Et tu me repousses à présent ?

– Jadis, tu as choisi de rester auprès des tiens, cinglai-je. Mais après tout… n’est-ce pas ce que tu as toujours fait ?

Nous nous affrontâmes du regard. Pendant si longtemps, j’avais cru le connaître mieux que personne. Je lui avais voué une telle confiance – une confiance absolue, inconditionnelle, celle d’une enfant de huit ans dans un corps d’adulte. Sa trahison m’avait laissé une blessure qui ne guérirait pas. Il n’avait pas seulement abattu la Maison, ou mon peuple. Il avait fait bien pire : il avait trahi ma mère et mes grands-mères. Il avait trahi ses anciens collègues de l’entresol. Tous ces gens qui l’avaient épaulé, qui l’avaient aimé. Tous ces gens qui étaient morts.

– Tu n’as toujours été qu’un traître. (Il ne recula pas, mais leva la tête d’un geste raide, comme pour prendre mon venin en pleine face.) C’était le cas il y a quinze ans, comme il y a trente ans, comme il y a quarante ans. Rien n’a changé. Quand j’étais enfant, le jour même où tu m’as juré de ne jamais me quitter, tu songeais déjà à t’enfuir. J’avais huit ans !

Appuyée sur ma canne, je serrai si fort le pommeau que ma paume me fit souffrir.

– Je n’avais que huit ans et déjà, tu m’apprenais à ne pas te faire confiance. Mais je n’ai pas écouté. J’ai voulu croire qu’avec assez d’amour… (Je détournai la tête.) Que j’étais sotte ! Tu ne sais que fuir et te révolter. Tu ne sais que détruire.

Il serrait les mâchoires. La lumière crue de la lampe creusait tous les traits de son visage, les rendant plus laids encore.

– As-tu jamais construit quelque chose de bien ? l’attaquai-je. As-tu jamais cru en quelque chose de meilleur ?

– J’ai cru en nous deux.

Je redressai brusquement la tête, exactement comme lui, piquée par ces mots.

– En nous deux ? Quelle plaisanterie. Tu n’as jamais voulu te battre à mes côtés. Chaque fois que tu as eu l’occasion de rester, tu es parti. Chaque fois. Regarde-nous, Auroq. J’ai quarante-huit ans. Tu es parti quand j’en avais dix-huit. Je ne te connais plus.

Il fulmina, parce que je disais vrai et qu’il ne pouvait rien opposer à cela. Puis il rétorqua, d’une voix basse et pleine de colère :

– La Maison n’a jamais offert aucun avenir à un Ours et une Dame. Il fallait d’abord que je la fasse tomber.

Il osait me faire croire qu’il avait ourdi tout cela pour nous !

– La Maison n’a jamais été l’ennemi ! vociférai-je. L’ennemi, c’est la haine ! Seulement la haine ! La tienne, celle de ton peuple, celle de mon peuple ! Les lois changent, Auroq ! La Maison aurait pu devenir un bel endroit. Un si bel endroit, si la haine n’avait pas gagné une fois de plus !

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