36.2

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– Quoi ? Qu’est-ce qu’il s’est passé, bon sang ? Sperar !

– L’ont envoyé en reconnaissance dans un tout p'tit tunnel... Sans lampe, sans rien... Comme d’habitude… C’est un bon furet… Mon p’tiot, c’est un bon furet… Hein, Paz ? (Le contremaître hocha la tête, bien qu’il ne s’occupait pas des jeunes comme Seko.) Mais il a pas trouvé assez d’naphte. L’a presque rien trouvé… À la fin d’la journée, il avait pas rempli son quota… Alors Roc lui a dit d’y r’tourner… Fallait qu’y fasse son quota…

Après la douceur de ma nuit dans la Maison, la laideur et la dureté de la mine me revint en pleine figure. Muto avait cessé de pleurer. Il avait reculé d’un pas et regardait par terre.

– Tu sais bien comment il est, Seko… souffla mon frère. Il avait peur… Peur du noir et des tunnels… Et il est mort là-bas, putain ! Il est mort là-bas, au milieu d'la nuit, sans personne… Il a manqué d’air, il s’est coincé, qu’est-ce que j’en sais ? T’sais bien qu’on les entend pas, les jeunes, quand ils sont allés trop loin, quand ils crient… La terre, ça étouffe tout.

Seko était mort. L’un de mes neveux était mort. Je ne parvenais pas à l’envisager, à comprendre vraiment ce que ça voulait dire. Je ne pouvais pas. La mine avait tué Seko pendant que j’enlaçais Picta là-haut… Voilà pourquoi Paz était là. Il leur avait apporté la nouvelle.

– Ils ont sorti son corps ce matin, en tirant sur la corde, gémit Sperar. Ils ont dû s’y mettre à trois, c’était trop étroit, ça passait pas…

– Pourquoi Roc l’a renvoyé là-bas ? fulminai-je. Pourquoi ? Il savait bien qu’il avait peur ! Il le savait.

Paz poussa un grondement sourd, sans répondre. Roc était son compagnon. C’était surtout un gars solide, autoritaire, mais pas mauvais. Certainement pas envers les jeunes dont il avait la charge. Je le savais bien.

– T’sais très bien qu’c’est pas Roc, le problème ! rétorqua Sperar. Lui, il est battu quand les quotas sont pas remplis ! Le problème, c’est ces putains de quotas, c’est cette pute de Maison ! C’est elle qui a tué mon fiston. C’est la Maison !

Son cri attira l’attention de quelques foreurs. Un regard leur suffit pour prendre la mesure de la situation. Ils passèrent comme des ombres, silencieux. Ils avaient déjà vu cette scène, de près ou de loin. Ici, tout le monde la voyait un jour. Tout le monde la vivait un jour.

Je n’avais plus de mots. Plus de colère. Je posai une main sur l’épaule de mon frère, une autre sur celle de Muto. Raffe ébaucha un mouvement de recul en avisant mes mains cloquées, pochées d’ecchymoses et de sang. Je me souvins trop tard de mon état.

– Rentrons, me forçai-je à dire. (J’interrogeai Paz du regard.) Un jour de deuil, c’est ça ?

– Un jour, grogna-t-il. C'est tout. La Maison autorise pas plus. (Il hocha la tête vers Sperar.) C'était un bon furet. Et un bon gars... T'as d'quoi être fier de lui. Il méritait pas ça.

Nos regards se croisèrent, et pour la première fois depuis des années, aucune animosité ne s’y trouvait. Nous nous comprenions.

– Venez, dis-je à ma famille. Rentrons au terrier. Il faut vous reposer. On ira l’enterrer tout à l'heure... Dignement.

Quand je passai devant Paz en entraînant mon frère, le contremaître renifla l’air à petits coups de nez suspicieux. Dans un éclair de terreur, je me souvins que Paz connaissait l’odeur des Dames. Il l’avait senti une fois dans sa vie, une seule. Mais je ne doutais pas que cette fois-là était gravée au fer rouge dans sa mémoire.

C’était dangereux pour moi. Il fallait que je bouge, et vite.

– Attendez, lança sa voix dans mon dos. Revenez ici, vous deux.

Nous nous figeâmes, puis nous retournâmes vers lui. Paz avait l’aura d’un dominant, la voix et le charisme d’un chef ; c’était ce qui le faisait obéir de tous les Ours, et malheureusement pour moi, je ne faisais pas exception.

Il inspira l’air à pleins poumons, puis se rapprocha de nous – de moi. Un éclat choqué apparut dans ses yeux verts.

– C’est quoi cette odeur ?

– Il… il… il… il… commença Muto derrière lui. Eh bien, il…il…

Il voulait probablement dire que j’étais allé chez les Bûches, mais il s’épuisa sans parvenir à terminer sa phrase. Paz ne lui accorda pas un regard.

– Toi ta gueule, l’avorton. Le jour où tu sauras dire deux mots en moins d’une heure, j’t’écouterai. C’est au paria que je parle. Toi, dis-moi où t’étais hier. (La flamme qui brûlait dans ses prunelles s’intensifia.) Parce que je connais cette odeur-là, tu vois… et j’pensais pas la sentir sur un des gars d’ici.

Interloqués, Sperar et Raffe se mirent à renifler eux aussi. Je reculai d’un pas, puis de deux.

– Ça vient d’toi, Auroq ? marmonna mon frère.

Paz s’avança vers moi d’un pas pesant, et bientôt son énorme masse m’accula contre la paroi de terre. J’étais pris au piège dans son ombre.

– Ose me dire que c’est pas à quoi j’pense, gronda-t-il de sa voix de basse. (Il se pencha vers moi, inspira de plus belle. D’un coup, la jalousie déforma son visage.) Putain, t’en as baisé une. J’y crois pas. T’as enfilé une de ces truies…

Je cherchai une parade, une explication à donner, un simple mot pour empêcher la situation de basculer irrémédiablement. En vain. Mon esprit tournait à vide, incapable de formuler une pensée claire. Je portai la main à mon pendentif et le serrai à m’en faire péter les phalanges ; ma main cloquée se remit aussitôt à saigner.

– Le paria a baisé une Renarde ! rugit Paz en se retournant vers les autres. Voilà où il était hier. J'connais cette odeur. C’est celle de la Maison ! C’est celle de ces putes ! Il est allé en baiser une là-haut pendant qu’son neveu crevait juste là, au fond d’la mine !

Un grand silence tomba sur le tunnel. Même à l’intérieur des terriers, plus personne ne disait mot. Chacun avait entendu sa voix de stentor.

– Quoi ? grogna Sperar de sa voix pâteuse. N’importe quoi ! Tu veux qu’il r’tourne comment à la Maison ? C'truc est imprenable !

Paz se décala de côté, me livrant aux regards choqués de mon frère et de mes neveux. Je vis les yeux de Sperar trouver les burins sanguinolents à ma ceinture, puis s’attarder sur mes mains tuméfiées.

– Non… répéta-t-il. Non, non… Auroq ferait jamais ça. C’est lui qui a lancé l’Brasier, il…

– Lui ? gronda Paz. Non. On a lancé le Brasier, Roc et moi ! Lui, il est arrivé il y a quinze ans. Et d’où il venait ? D'la Maison. (Il se tourna vers moi, furibond.) Putain de traître ! Tu voulais sauter ta garce une dernière fois, hein ?

Je ne parvenais pas à nier. Je ne parvenais pas à détourner les yeux de ceux de Muto. Sa confiance se fissurait derrière ses iris bleus. Il m’idolâtrait – bien sûr. J’étais un oncle si droit, si juste, si honnête… Pauvre gosse.

Dans le tunnel s’attroupaient d’autres ouvriers, attirés par l’altercation. Je les connaissais tous. Je connaissais leurs noms, leurs petites manies, je riais avec eux… Mais à cet instant, je n'aimais pas ce que je lisais dans leurs yeux.

– Non ! éclata Raffe, dont le regard ne cessait d’aller et venir entre Paz et moi. C’est mon oncle ! Tu t’trompes ! Il déteste les Renardes ! Il va renverser la Maison avec nous…

– Ah ouais ? railla Paz. Renifle un peu ton oncle chéri, gamin. Il pue la débauche à trois mètres. Mais c’est pas avec un Ours qu’il a baisé, non. Lui, on l’a jamais vu toucher un gars d’ici, pas vrai ? Lui, c’est les blanches qu’il aime niquer.

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