Chapitre 36

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Quand je rentrai à la mine, le soleil pointait tout juste à l’horizon. Je n’avais jamais été si épuisé. Mes mains n’étaient plus que deux plaies à vif, qui avaient laissé des empreintes sanglantes sur les manches de mes burins. Mes bras me semblaient morts, tués par mes deux escalades successives ; ils ne pouvaient plus que pendre misérablement, moulus jusqu’aux os. J’avais réellement abusé de mes forces.

Mais j’avais eu raison sur un point : la Maison n’était pas imprenable. Il était possible d'y grimper, même si cela confinait à la stupidité, même si j’avais failli me tuer plusieurs fois. Aucune foudre ne m’était tombé dessus pour me punir de mon insolence, comme on le racontait à la mine.

J’avais eu raison et le mythe avait eu tort, comme tous les mythes, toutes les rumeurs qui entretenaient la suprémacie de la Maison.

Toise dormait quand je passai près de lui, roulé en boule dans l’herbe odorante, des gourdes et des outres vides éparpillées autour de lui. Sa couverture en peau de cerf avait glissé, faisant de lui une proie facile pour la fraîcheur de la nuit. Je la remis sur son corps de vieillard, narines pincées pour ne pas sentir son fumet d’ivrogne. C’est probablement ce qu’aurait fait Picta. Ce matin-là, je me sentais étrangement généreux. Aller la voir n’avait été qu’une énorme erreur que j’allais payer tôt ou tard ; mais cela, je le savais depuis le début. En revanche, ce que nous avions fait pendant la nuit m’avait apporté quelque chose de difficile à nommer. Une once de paix, l’impression de m’être trouvé à ma vraie place pendant quelques heures. Je me sentais plus complet, plus noble, comme si un fragment d’elle était resté incrusté en moi.

Je descendis l’échelle, suspendu entre clarté et pénombre, entre ciel et tunnels. À cette heure, tout était silencieux dans la mine. Les foreurs commençaient tout juste à se réveiller dans leurs terriers. Ceux de mon niveau attendraient bientôt leur seau d’eau matinal. Je me sentais bien incapable de le leur apporter. La veille déjà, ils avaient dû m’attendre en vain ; ou peut-être Sperar et ses fils s’étaient-ils acquittés de ma corvée. Les avais-je inquiétés par mon absence ? Il m’arrivait parfois de disparaître sans dire un mot, ils connaissaient mon besoin d’errance.

Je descendis jusqu’à notre niveau, puis arpentai laborieusement le tunnel principal en direction de ma grotte. Il fallait marcher un certain temps. Quand une voix brisa le silence feutré, je sursautai.

– T-t-t-t-t…tonton !

Je levai les yeux pour découvrir Muto, au fond du tunnel. Mes neveux se ressemblaient beaucoup, mais il était le seul à avoir cette silhouette mince, presque filiforme, et bien sûr ce bégaiement qui ne le lâchait jamais. Il portait un seau de bois, l’un de ceux qu’ils utilisaient pour m’aider dans ma corvée d’eau. Le seau lui échappa des mains. Quand il courut vers moi, je me figeai, stupéfait. Ses grands yeux clairs débordaient de larmes.

Il pleurait.

Beaucoup de foreurs traitaient Muto d’avorton, de belette. Beaucoup le méprisaient, le trouvaient faible, juste bon à être piétiné. Mais moi, je savais qui il était vraiment. Un adolescent dur, façonné par les brimades, le gosse le plus fort que j’avais jamais vu. Il ne pleurait pas. Jamais.

Même Raffe, le belliqueux, avait pleuré quand il avait dix ans. Ses camarades avaient découvert qu’il dormait encore avec son doudou, un petit lapin en cuir que je lui avais cousu. Ils s’y étaient mis à huit pour le coincer dans un tunnel. Il était revenu avec deux yeux au beurre noir et puant l’urine. Ce jour-là, il avait brûlé son doudou. Il avait aussi brûlé les doudous de ses frères, tout ce qui pouvait les ramener à leur enfance. Et il avait pleuré devant le feu.

Erko avait pleuré quand nous avions décidé de le vendre à la Maison. Quand il avait dû nous dire adieu.

Seko avait pleuré quand Erko était parti. Un proverbe dans la mine disait « Pour faire mal à un Ours, bats son frère, tue son frère. Il aura mal à sa place. » C’était la vérité.

Mais pas Muto. Même quand il était tout gamin, à peine capable de tenir sur ses jambes, il n’avait jamais laissé échapper une larme. Il gueulait, ça oui, quand il avait mal ou faim, comme tous les enfants. Mais il ne pleurait pas.

Je sus aussitôt que quelque chose de terrible avait eu lieu.

– T-t-t-t-tonton…

Il bégaya maladivement, les yeux humides, puis il contracta tous ses muscles, força sur sa gorge pour cracher les mots qu’il ne parvenait pas à formuler. En vain. On aurait dit qu’il luttait pour aspirer de l’air.

– Eh bien ? dis-je doucement.

« Eh bien », c’était son mot-béquille. Plus jeune, les autres gamins se moquaient de lui parce qu’il ponctuait chacune de ses phrases avec ; alors il avait tenté de faire sans. Mais plus il cherchait à s’en passer et moins il parvenait à débuter ses phrases. Et plus les autres le raillaient à cause de son bégaiement. Un cercle vicieux qui le menait au mépris, quoi qu’il fasse.

Au lieu de dire quoi que ce soit, il appuya son front contre mon torse et se mit à sangloter. Derrière, l’agitation commençait à naître dans les terriers ; des voix d’enfants et d’adultes émergeaient doucement, étouffées par les parois de terre, et des ouvriers ensommeillés passaient la tête sous les étais.

– Muto. Que se passe-t-il ?

Je ne voulais pas le repousser, mais je craignais qu’il sente l’odeur de Picta. Elle était partout sur moi – et avec elle, celle de la luxure dans laquelle nous nous étions vautrés.

– Auroq !

La voix de Sperar. Je réprimai un mouvement de panique. Il fallait que j’aille me laver. Muto était assez ignorant, assez bouleversé pour ne pas deviner à qui appartenait cette odeur inconnue, mais ce ne serait pas le cas des autres. Mon frère se dirigea vers moi, suivi de Raffe. Les deux avaient le visage grave. Et une grande silhouette musculeuse les accompagnait. Paz.

Qu’est-ce qu’il faisait avec eux de si bon matin, ce connard ?

– Où t’étais ? me demanda Sperar d’une voix étrangement éraillée. Où t’étais, putain ?

Je détournai les yeux.

– Chez les Bûches, puis chez les Dents. J’ai dormi dehors.

– T’as dormi dehors, souffla-t-il. T’a dormi dehors. Ben voyons…

Quelque chose n’allait pas. Il avait le regard un peu trouble, injecté de sang. Ses mains tremblaient. Je n’aimais pas du tout ce qui était en train de se passer.

– Tu es ivre ? grondai-je. Ivre si tôt le matin ?

– Ouais. J’suis rond comme une queue d’pelle. Et t’sais pourquoi ?

Il se pencha très près de moi. Je sentis l’odeur avinée qui se dégageait de lui et je me demandai s’il pouvait sentir la mienne à travers les brumes de l’alcool. Paz nous observait, le visage indéchiffrable.

– T’sais pourquoi ? répéta Sperar. Parce que Seko est mort. On l’enterre tout à l’heure.

Un froid glacial s’insinua dans ma chair, jusque dans mes os. Je regardai Raffe derrière lui. Il avait aussi les yeux rouges.

– Il est mort, martela mon frère. Pendant qu’tu faisais ta p’tite balade, lui il forait, il forait…

J’attrapai la tête de mon frère pour le forcer à croiser mon regard.

– Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes, bon sang ? Sperar !

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