35.4

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– Emmène toutes les Dames qui le veulent, soufflai-je. Ne laissez personne au rez-de-chaussée.

Je venais de trahir les miens. De saboter presque quinze ans d'espoir et de travail... Je m'attendais bien sûr à ressentir de la douleur, de la culpabilité, mais pas à quelque chose de si effroyable, de si fulgurant. À présent, la Maison saurait nous recevoir. Elle se défendrait. Elle nous attaquerait peut-être. Et tout cela, tout serait ma faute. L'effroi parut sur le visage de Picta. Elle lâcha ma main, puis s’assit dans l’herbe en me tournant le dos. Notre bulle de paix éclata en mille morceaux. La trêve était terminée.

– C’est la mine ? dit-elle d’une voix faible. La menace viendra de la mine. Ou peut-être des Ours forestiers ?

Mon sang se glaça dans mes veines.

– Ni l’un ni l’autre, mentis-je. Il y a un groupe terré dans les montagnes. Ils sont nombreux et armés, ils ont pris le maquis il y a longtemps. Ils n'ont aucun lien avec les autres Ours. Souviens-toi. À la nouvelle lune. ils attaqueront par le bas ; plus vous monterez dans les étages, plus vous serez en sécurité.

Picta se doutait peut-être que je l'envoyais sur une fausse piste, mais elle n'en montra rien. Je me levai et tendis la main vers elle. Elle la repoussa.

– Une attaque ? Une révolte ? Et tu le savais ! Tu le savais, et tu m’as… Tu m’as dupée… J’ai perdu un temps précieux à batifoler avec toi !

Batifoler ? répétai-je, incrédule.

– Je dois prévenir le Conseil ! souffla-t-elle en cherchant ses parures éparpillées autour de nous. Je dois le dire aux autres, nous devons nous organiser pour…

– Pour fuir. Montez dans la Maison ou allez rejoindre les Dents, dans la forêt. Ils sont neutres, ils respectent les Dames ; ils vous accueilleront.

Je compris que je l'avais insultée en voyant son expression. L'espace d'un instant, je crus qu'elle allait me gifler.

– Comment peux-tu suggérer une chose pareille ? Nous réfugier dans la forêt ! Nous croies-tu semblables à des animaux ? Penses-tu vraiment que nous allons fuir en abandonnant la Maison ? Qui es-tu donc, un enfant ? Mon peuple règne sur ce monde depuis des siècles ! Tu n'as aucune conscience de ce que tu es en train de dire.

Je serrai les poings.

– Bien sûr que si. N’essayez pas de résister, Picta. N’essayez pas de vous battre.

Nos regards s’affrontèrent. Le sien était redevenu dur. Le mien aussi, probablement.

– Tu en fais partie, n’est-ce pas ? m’accusa-t-elle. Tu en sais plus que ce que tu veux bien me dire.

Elle n’attendait pas de réponse et je n’en avais pas à donner. Elle me dévisagea un long moment. Je la vis lutter contre son amour de la Maison, son allégeance, sa morale qui lui ordonnait de me livrer au Conseil…

– Picta, dis-je en lui attrapant le bras. Promets-moi que vous ne ferez rien contre les foreurs, ni contre les tourbiers et les bûcherons. (Elle garda le silence et je serrai plus fort.) Promets ! Ils ne sont pour rien dans tout ça. Ils souffrent déjà bien assez par votre faute !

Elle me regarda droit dans les yeux. Je cachai mon mensonge de mon mieux en espérant qu'il lui échappe, qu'elle ne voie que ma loyauté démesurée envers les miens. Un soupir lui échappa. Peut-être se reconnaissait-elle en moi. Comme elle, j'étais prêt à tout pour protéger mon peuple.

– Je ne suis pas le Conseil, Auroq, je n’en suis qu’une infime fraction, un grain de sable. C’est ma parole que je te donne, pas celle du Conseil... Je ferai ce qui est en mon pouvoir pour épargner les foreurs et les autres ouvriers. Nous enverrons des intendants vers les montagnes… Nous tenterons de désamorcer l’attaque avant qu’elle n’ait lieu.

Mon mensonge me cisailla les tripes. Picta se détourna et attrapa ses getas, avant de réaliser qu’elle n’avait plus son attelle. Je la vis fouiller l’herbe du regard, puis tâtonner à l’aveuglette. Son expression paniquée me fit mal.

– Elle est là, dis-je en dénichant l’objet. Je te la remets ; ne bouge pas.

– Non, je vais le faire. Auroq, je… Va-t-en. Je sais faire.

Je m’entêtai néanmoins. Picta s’appuya sur mes épaules, tituba quand je lui renfilai son engin de torture. Mâchoires crispées, je resserrai les anneaux un par un.

– Je le fais seule d’habitude.

– Sauf que je suis là.

– Oui, mais tu n’es plus mon Ours.

J’attrapai son kimono pendu aux branches de l’albizia, puis l’obi démesurément long qui serpentait à nos pieds.

– Je serai toujours ton Ours.

Elle ne répondit rien. Je l’habillai en quelques gestes, sans même penser à ce que je faisais – étrange comme un passé si ancien pouvait rester ancré dans le corps, alors qu’on le pensait oublié.

– Tiens. Tes getas.

Elle prit appui sur moi pour grimper sur ses hautes sandales, comme autrefois. Quand je cherchai son regard, je le trouvai troublé. Nous venions d’être ramenés à ces matins où, adolescents, nous nous réveillions dans les bras l’un de l’autre, avant que je ne l’habille.

– Pardonne-moi, dis-je à voix basse. Je n’ai jamais voulu te trahir.

– Quelle naïveté. En trahissant la Maison, tu me trahis moi.

Elle serra les paupières une seconde.

– Je n'aurais jamais dû te laisser partir. Jamais... Comment ai-je pu croire que la liberté t'apporterait la paix ? C'est à cause de mon inconscience que nous en sommes là.

Ses mots me tranchèrent les veines, aussi aigus et douloureux que des lames de couteau. Elle récupéra sa coiffe, chercha un à un les bijoux qu’elle avait perdus pendant notre étreinte. J’en eus mal au cœur de la voir boiter à ce point. Elle avait de la difficulté à se pencher ; sa jambe invalide tanguait tant que je craignis de la voir tomber. Je dus me contenir pour ne pas me précipiter à son aide comme un bon petit serviteur.

– Picta, arrête de porter des getas. Je sais que tu veux faire comme les autres, mais c’est stupide, c’est dangereux, ça n’en vaut pas la peine. Regarde comme tu souffres…

Je refusais de l’imaginer dans un escalier. Elle me fusilla du regard et, comme par défi, resserra encore les vis que je venais de régler.

– Mêle-toi de ce qui te regarde. Je suis habituée ; je ne souffre pas tant. On raconte assez de choses dans mon dos pour que j’évite d’en rajouter. Vous les Ours, vous ne savez pas souffrir pour l’élégance…

– Quelle élégance ? Tu boites comme…

Je me retins in extremis de finir ma phrase. Elle se détourna. Je l’avais blessée.

– Je suis rhabillée. Tu peux t’en aller à présent.

Je jetai un regard vers l’escalier de bois, derrière les arbustes.

– Picta, ne fais pas ça… Ne me tourne pas le dos quand je pars. S’il te plaît.

Elle me fit face à contrecœur.

– Je sais que je t’ai déçue, mais prends garde à ce que je t’ai dit. Ne lève pas une armée au sein de la Maison… Fuyez simplement, mettez-vous à l’abri. Je veux juste que tu sois saine et sauve…

– Je crois qu’un autre peuple s’est déjà chargé de lever une armée à ma place, rétorqua-t-elle doucement. La Maison est à nous, Auroq ! Nous ne pouvons pas la laisser se faire envahir, ni être détruite. Nous devons la défendre. Elle ne tombera pas si facilement.

Je me crispai. Avant que je n’aie pu rétorquer, Picta me chassa de sa main couverte de bagues.

– Et maintenant, va ! Va-t-en vite. Je dois descendre, je dois réunir le Conseil… Et tu ne dois pas tarder non plus.

Elle avait raison, alors je ravalai tout ce que j'aurais voulu lui dire. Je fis quelques pas vers l'escalier; avant de me retourner vers elle... Je me gorgeai de son image en essayant de la retenir dans ses moindres détails : la hauteur de ses getas, les plis translucides de son kimono et les lignes de ses jambes qui se devinaient derrière, l’obi d’or qui enserrait sa taille, l’expression de son visage…

Chagrin. Doute.

Sans que je le veuille vraiment, mes pieds firent demi-tour et je tentai de l'étreindre une dernière fois, poussé par une vague de crainte et d'amour démesurée. Mais Picta recula. Je restai muet, les bras ballants, puis me forçai à battre en retraite. À respecter ce mur qu'elle venait de placer entre nous.

– Est-ce que tu feras partie de… est-ce que tu seras là toi aussi, à la nouvelle lune ? murmura-t-elle dans le silence.

– Je ne sais pas, mentis-je.

– Si la Maison ne tombe pas… reviendras-tu un jour ?

J’esquivai son regard, cherchai quoi répondre. J’espérais plus que tout que la Maison tomberait. Que nous en finirions avec la hiérarchie des Dames et leur système obscur, que les chaînes qui nous séparaient se briseraient enfin. Que je pourrais envisager un futur avec Picta, quelque part dans la Maison ou à l’extérieur – le lieu importait peu. Mais pour cela, il fallait encore que Paz et les autres ne changent pas le Brasier en massacre.

– Si je le peux, répondis-je enfin. Je ne t’oublierai pas. Tant que je serai en vie… je penserai à toi.

Je la caressai des yeux une dernière fois, puis quittai le jardin sans me retourner.

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