34.4

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– Pardon d’être parti. De n’être jamais revenu te voir. (J’enfouis mon visage dans la gaze de son kimono.) Pardon de ne pas avoir été là.

Elle ne dit rien pendant un long moment. Puis je sentis sa main sur ma tête.

– Il valait mieux que tu ne sois pas là. Tu aurais été fouetté. Encore. Puis jugé et châtié par le Conseil...

Ridicule ! Un grondement de rage m’échappa.

– J’aurais été fouetté dix fois, vingt fois, mais jamais je ne l’aurais laissée te toucher !

– Arrête, tu parles comme un enfant… Tu es trop vieux pour dire ces choses-là. Quel âge as-tu ? Quarante ans ? Trente-neuf ? (Je ne répondis pas.) Je n'aurais pas dû te le dire… Je ne l’ai jamais dit à personne. Je…

Sa voix se mit à trembler. Quand je relevai les yeux, je vis les siens luire de larmes retenues.

– C’est affreux, je… Je l’ai tant haïe. Elle se pavanait devant moi, plus belle que jamais, après avoir forniqué des mois avec son Ours… Elle était devenue Grande Dame elle aussi, tout le monde louait son nom, et moi, toutes me raillaient dans mon dos. Mon Ours avait disparu, j’étais incapable de marcher, incapable de monter un escalier ni d’entrer dans les castes que je désirais… Je n’étais bonne à rien, je n’allais plus jamais être bonne à rien…

Elle s’essuya les paupières très délicatement, pour ne pas abîmer les traits d’or qui soulignaient ses yeux. Ce geste d’adulte me fit mal au cœur.

– Je souffrais à chaque pas. Je me sentais si… J’étais grosse, laide, invalide, j’allais rester seule, je…

Quand un sanglot la secoua, je me relevai et la serrai contre moi. Je l’engloutis entre mes bras. La sentir juste là, après quinze ans de vide, me fit ressentir une émotion si forte que je faillis m’y noyer. Dans l’un de mes rêves, elle se serait accrochée à mon cou, mais elle n’en fit rien ; elle se blottit doucement contre mon torse, sans poser les mains sur moi.

– Elle le méritait, Picta. C’est atroce, mais c’est vrai.

Je ne lui dis pas qu’elle aurait dû aller voir le Conseil, porter plainte tout de même, la faire traduire en justice, même si je le pensais. Je lui dis seulement ce qu’elle avait besoin d’entendre.

– Personne ne mérite une chose pareille. On l’a retrouvée au cinquième étage… Après une chute de plus de cinquante mètres… Tu imagines ce qu’il restait de son corps ?

Je ne voulais pas le savoir. Cette garce ne méritait rien de notre part. Ni les larmes, ni le regret.

– Chut, murmurai-je en la soulevant dans mes bras comme quand nous étions enfants. Ne dis plus rien. C’est fini. Ça fait quatorze ans que c’est fini ; ça ne te concerne plus.

Elle noua enfin ses bras derrière ma nuque. Je plongeai le visage dans son cou, inspirai son odeur. Fleurs, fruits, sucre. Sur cela au moins, mes rêves avaient été exacts. Nous restâmes un long moment ainsi, immobiles, enlacés. Le soleil était quasiment levé à présent. Il faisait briller les fleurs de l’albizia, au-dessus de nous, ébourriffées et soyeuses comme des pompons minuscules. Je plissai les yeux dans les rayons puissants. Les Dames se lèveraient bientôt.

– Pourquoi es-tu venu, Auroq ? finit par chuchoter Picta.

– Pour te voir.

– Bien sûr. Sur un coup de tête, quinze ans plus tard. Donne-moi la vraie raison.

Je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas lui dire « Dans six jours, à la nouvelle lune, rassemblez vos affaires et montez très haut dans la Maison. » J’étais venu jusqu’ici pour la mettre en garde, pour essayer de la sauver de tout ce que j’avais orchestré, mais je ne pouvais pas le lui annoncer à cet instant, alors qu’elle séchait tout juste ses larmes. Alors qu’elle se trouvait dans mes bras.

Et même si je détestais penser ainsi, elle n’était plus seulement Picta. Elle était Grande Dame. Il lui aurait suffi d’un mot pour qu’une cohorte d’intendants fasse une descente à la mine et saccage tout sur leur passage.

Mon cœur rata un battement quand je me rendis compte que pour le bien des miens, celui de Sperar, de ses fils, de tous ceux que j'aimais à la mine, je devais la sacrifier.

Elle était trop maligne pour ne pas se douter d'où viendrait la menace, trop fidèle à la Maison pour garder le secret. Je ne pouvais risquer autant de vies pour sa vie à elle. Il fallait lui cacher la révolte ; c'était mon devoir, c'était la seule chose à faire. Et pourtant, je me sentais incapable de lui faire courir ce danger... Toise avait raison. J'étais coincé quelque part entre la mine et la Maison, incapable de choisir mon camp.

– Plus tard, murmurai-je à son oreille. Les Dames ne se lèvent jamais à l’aube… Il nous reste encore un peu de temps.

Elle se redressa et posa ses paumes à plat sur mon torse, prête à insister, à me tirer les vers du nez. Je détournai les yeux et tentai de ravaler mon désir. Je ne voulais pas qu’elle voie à quel point je luttais pour me contenir, à quel point elle me plaisait malgré toutes ses fissures, tous ses défauts qu’elle considérait comme monstrueux. Je la reposai doucement au sol.

– Je dois savoir. Que se passe-t-il ? D’où viens-tu, de la mine ? (Elle inspira mon odeur au creux de mon épaule.) On dirait que oui. Tu sens comme le noroît.

Le noroît, le vent du nord-ouest, celui qui portait les odeurs lourdes de la mine… Je n’avais plus entendu ce mot depuis bien longtemps. Ni les Ours, ni les Dents ne donnaient de noms aux vents. Il n’y avait que les Renardes pour faire preuve de cette espèce de poésie scientifique. Je fis courir mon doigt sur sa joue, puis dans son cou velouté. Son odeur à elle me rendait brûlant, me ramenait à la fougue de mon adolescence. Sans pouvoir m’en empêcher, je lui effleurai la jambe, avant de remonter sur sa cuisse cachée par les broderies et les passementeries. La soie transparente bruissait comme pour reprocher mon intrusion. J'avais oublié la sensation de son pelage lisse et doux comme le velours, du moelleux de sa chair...

– Auroq, dit-elle tout bas. Il y a longtemps, je t’ai fait des avances et tu as refusé… Je crains qu’aujourd’hui, il ne faille inverser les rôles.

Je me figeai aussitôt. Elle ne me repoussa pas et nous restâmes ainsi, étroitement enlacés, ma main immobile dans la chaleur de ses cuisses.

– Qu’est-ce que tu veux dire ? articulai-je.

– Il y a une Dame.

– Une Dame ?

Picta me fixait, son visage si proche du mien que je voyais scintiller les stries et les entrelacs discrets de ses iris.

– Oui. Il y a une Dame qui me plaît. Agapi. Te souviens-tu d’elle ? Cela fait quelques années que nous nous sommes rapprochées… Nous nous voyons souvent. J’envisage de m’installer avec elle. Même si je ne suis pas très proche de ses filles…

Agapi. Ce nom m’évoquait juste un visage flou, une insupportable gentillesse et un habit jaune. Je retirai ma main. Elles ne faisaient pas que se voir ; l’intonation involontaire qu’elle avait mis sur le mot ne laissait pas de doutes. Cette idée me tordit les tripes. Mais c’était tout ce que je méritais.

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