30.2

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Sans me rapprocher de l’ombre gigantesque de la Maison, je me dirigeai vers l’Est, les herbes hautes me giflant les jambes.

Au terme d’une heure de marche, j’atteignis l’exploitation forestière. Certaines Bûches – c’est ainsi que les miens surnommaient les bûcherons – me saluèrent sans quitter leur ouvrage. En quinze ans, ils avaient appris à me connaître. Je passai comme une ombre, aussi nonchalant qu’eux, invisible aux yeux de ceux qui ne me connaissaient pas déjà. J'empruntais leur façon de marcher ; chaque type d’ouvrier avait la sienne. Les Bûches ne se déplaçaient pas comme les foreurs, ni comme les tourbiers. C’était une chose difficile à expliquer avec des mots.

Ici comme chez nous, le vacarme des outils ne cessait jamais vraiment. Des gamins couraient partout, le vent chantait dans les branches, mais les arbres devenaient malingres, leurs feuilles souvent dévorées par un chancre noir. Depuis des années, ils essuyaient les conséquences de plusieurs maladies. La forêt dépérissait. Même les Bûches, qui la connaissaient mieux que personnne, ne parvenaient pas à la renouveler correctement. Les apports en bois ne cessaient de diminuer de saison en saison. Souvent, je repensais à ces étages détruits, tout en haut de la Maison, qui avaient tant affolé Picta à l’époque.

Depuis tout ce temps, les menuisières avaient probablement dû démanteler le quatre-vingt-onzième et plusieurs autres. Jusqu’où montaient les ascenseurs, à présent ?

C’était le genre de questions nostalgiques que je ne devais pas me poser. Ma vie était ici. Et elle le resterait.

Je traversai l’exploitation forestière droit vers l’Est, sachant que je finirai par atteindre la forêt sauvage, celle qui regroupait des essences d’arbres moins intéressantes pour les Dames, celle qui était quasiment laissée en friche. Je faillis croiser plusieurs intendants, vraisembablement venus pour contrôler les enfants, mais leur pas lourd et leur soie bleue les rendaient repérables et je parvins à les éviter sans peine.

Je marchai une heure, puis deux. Puis trois. La forêt était immense. Petit à petit, les éclats de voix disparurent derrière moi avec les tas de bois et d’outils ; les arbres se mirent à pousser en enchevêtrement chaotiques. Ils devenaient sauvages, irréguliers, moins beaux. Quand le silence se fit et que les ronces et les broussailles commencèrent à gêner mon avancée, je sus que j’étais quasiment parvenu jusqu’à eux.

Les Dents.

Ainsi nommait-on les chasseurs qui nous pourvoyaient tous en gibier, et ce depuis des centaines d’années. Eux dont j’espérais, peut-être, pouvoir gagner le soutien pour notre révolte.

Déjà, entre les fourrés et les branches basses, loin devant moi, se mouvaient des silhouettes énormes. Malgré leur masse et leur allure pataude, les Dents se déplaçaient toujours dans le plus parfait silence : c’était comme si la forêt glissait sur eux. Je ne savais pas imiter leur démarche. C’était là une chose impossible pour les miens.

Je finis par en croiser un. Il me toisa de haut en bas, avec un air inamical que je connaissais bien. Rares étaient les Dents à nous apprécier, et nombre d’Ours s’étaient fait chasser de leur forêt.

Mais pas moi.

Je m’accroupis devant lui et courbai la nuque pour lui montrer que je n’avais rien de menaçant, avant d’expliquer :

– Celui-ci aimerait voir celui au nez fendu. Il me connaît bien.

Et, frottant mon dos pour le débarrasser de sa poussière, je lui montrai mes cicatrices. Une lueur de compréhension passa dans ses petits yeux sombres. La plupart des Dents du coin avaient déjà entendu parler de moi. À mes vingt-cinq ans, lorsque j’avais erré en solitaire, c’était grâce à l’un des leurs, « celui au nez fendu », que j’avais survécu. Il m’était tombé dessus dans la forêt, tout au nord, et m’avait évité une intoxication très grave avec des baies que je croyais connaître. Il m’avait trouvé frêle, inadapté à la vie sauvage et un peu idiot, mais nous avions vite tissé des liens d’amitié. Depuis, j’étais souvent venu lui rendre visite.

– Celui-là peut passer, gronda l’inconnu.

Et il retourna à ses activités, en l’occurrence se gratter le dos contre un tronc épineux.

Les chasseurs n’étaient pas des Ours. Ils nous ressemblaient beaucoup, bien sûr, mais ils marchaient surtout à quatre pattes et leur morphologie les rendait plus massifs, plus lents. Ils n’avaient pas de mains, mais d’énormes pattes griffues bien moins agiles que les nôtres, qui leur interdisaient tout travail manuel. Leur museau était plus long, charpenté et bestial, et leurs yeux minuscules dans leur large face.

On racontait qu’à l’aube des temps, nous avions été apparentés : qu’ils étaient des Ours à l’origine, mais qu’ils s’étaient affranchis de la Maison et complètement adaptés à la forêt au fil des siècles. Je ne croyais pas à cette théorie. Eux ne formaient pas qu’un demi-peuple, contrairement à nous. Ils étaient mâles et femelles, tous identiques et pouvaient fonder des familles très nombreuses.

Entre eux, ils communiquaient essentiellement par mimiques et grognements, mais ils savaient s’exprimer par la voix pour se faire comprendre des nôtres. Ils ne portaient jamais de noms, mais des surnoms ou des appellations forgées au fil du temps, comme « celui qui boite de l’arrière », « celui qui a peur de l’orage » ou « celle qui ne parle pas ».

Pour eux, j’étais « celui aux yeux rouges », ou « celui qui a beaucoup de cicatrices ».

Ils ne disaient pas je, mais « celui-ci ». À l’inverse, « celui-là » désignait un autre individu à proximité. C’était souvent l’équivalent du tu. Cela rendait les discussions... particulières.

À cause de la simplicité de leur langage, la plupart des miens les jugeaient stupides. De la même façon que les Dames jugeaient les Ours stupides car ils avaient du mal à lire et à compter. Et quelque part dans le monde, peut-être existait-il un peuple plus cultivé que les Dames qui les aurait considérées elles aussi avec dédain. Cette empilade de mépris me hérissait le poil. Un peuple ne pouvait-il vivre sans hiérarchiser tous ceux qui l’entouraient ?

Je me déplaçais parmi les arbres le plus discrètement possible afin de ne pas gêner les Dents. Ils me regardaient passer d’un air méfiant ; certains grognaient, soulevant leurs lèvres noires sur leurs dents jaunies. D’autres me reconnaissaient et venaient échanger quelques phrases, m’apprenant les nouvelles du clan, quelle femelle avait repoussé quel mâle, quelle famille s’était encore agrandie d’une portée. Je ne connaissais guère que leur clan à eux, celui de l'orée des bois, qui était le plus proche de nous. Parmi les miens, peu imaginaient que les Dents étaient innombrables, divisés en des dizaines ou des centaines de clans qui fourmillaient par-delà l'horizon.

À l'époque, j'avais cherché la fin de la forêt, mais elle n'en avait pas. Ou du moins, je ne l'avais pas atteinte. Le monde connu se partageait entre deux gigantesque entités : la Maison et la forêt. Et partout où régnait la forêt régnaient les Dents.

Je finis enfin par trouver « celui au nez fendu ». Allongé dans l’odeur douceâtre de l’humus, il se gavait de groseilles. Un tas de branches squelettiques gisait près de lui. Deux gosses, presque semblables à de petits Ours, se chamaillaient à côté.

– Celui-ci est revenu, annonçai-je en pénétrant dans la clairière.

Mon vieil ami ne marqua aucune surprise. Il avait dû m'entendre venir de loin. Il se leva avec souplesse malgré son âge ; son poil noir grisonnait comme celui de mon père, bien qu’il fût beaucoup plus jeune. Les Dents ne vivaient pas aussi longtemps que nous. Je craignais le jour où « celui au nez fendu » ne se réveillerait pas. Pour moi, il faisait partie intégrante de la forêt ; ne plus le voir chasser et jouer avec les siens m’effrayait.

– Celui-là m’a manqué, me lança-t-il en me rejoignant.

Il avait le front bas, les traits rudes qui semblaient taillés dans le chêne et une truffe fendue en deux qui lui avait valu son surnom. Nous échangeâmes un sourire – les Dents ne savaient pas sourire, mais il adorait essayer –, puis il se dressa lourdement sur ses pattes postérieures. Il me dépassait de deux têtes. Nous exécutâmes alors l’accolade des foreurs, les avant-bras serrés, nos fronts posés l’un contre l’autre. Je lui avais montré ce geste quinze ans auparavant et depuis, il aimait me saluer ainsi.

Puis il fit usage de sa force et notre étreinte se transforma en lutte, ce qui était davantage dans les mœurs de la forêt. Incapable de lui résister longtemps, je finis par rouler sur le sol moelleux. Ses fils s’enfuirent dans les fourrés comme des moineaux effarouchés.

– Comment va celle qui aime les navets ? demandai-je en me remettant d’aplomb.

Il s’agissait de sa compagne. Chaque Dent avait plusieurs surnoms – mon ami en cumulait presque dix – et nombre d’entre eux n’étaient pas très glorieux.

– Malade, articula-t-il dans un grognement. Toujours malade. Elle vomit. Elle a mal aux pattes. Elle est fatiguée.

Je fronçai les sourcils. Cela faisait plus d’un an ; elle aurait dû être guérie depuis longtemps.

– La Maison ne l’a pas soignée ?

Devant son incompréhension, je reformulai ma question.

– Le grand truc en bois n’a rien fait ?

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