30.3

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Les Dents étaient fidèles à la Maison, bien qu’ils n’aient que très peu de contacts avec elle. En échange de leur gibier, les Dames leur donnaient des onguents, des décoctions et autres remèdes. Elles leur permettaient aussi de s’abriter au rez-de-chaussée pendant les nuits les plus froides de l’hiver. Ils en profitaient rarement – ils détestaient se sentir enfermés – mais cela avait permis à plusieurs reprises de sauver les petits du clan.

– Aucun remède marche, marmonna mon ami. Cette maladie est bizarre. Maintenant, celle qui sent mauvais l’a aussi. Et aussi celui qui craint le froid. Et aussi… celui qui râle tout le temps.

Je connaissais tous ces individus. Cela ne me disait rien de bon.

– Alors ils chassent plus trop, maintenant, grogna-t-il. Ils sont trop fatigués. Parce qu'il faut aller loin pour trouver des cerfs, des sangliers et le reste. Faut marcher beaucoup. C'est pas comme avant. Quand celui-ci était petit, fallait juste tendre la patte pour avoir un lapin. Mais plus maintenant. Maintenant, ceux-ci doivent aller très loin pour chasser. Ici, il n'y a plus de gibier. (Il soupira.) Pourtant, ceux-ci donnent à manger aux proies, comme avant. C'est les Dames qui donnent. Mais ça marche pas.

Je hochai la tête. Je savais que la Maison veillait à entretenir les populations de gibier. Ainsi, la viande manquait réellement... Le matin-même, l'intendant nous avait expliqué la même chose, avec d'autres mots, mais je ne l'avais pas cru.

Mon ami fit un geste vers ses gamins ; ils s’approchèrent timidement, à quatre pattes, tels des animaux craintifs. Comme tous les enfants de Dents, ils avaient de grosses têtes rondes, une truffe humide et de tout petits yeux qui luisaient comme des perles noires.

– Regarde ! Les p’tiots de la saison dernière. Sont beaux, hein ?

Tous les deux ans, il me présentait une nouvelle portée. Les Dents étaient très féconds ; j’avais perdu le compte de tous ses enfants. Il posa sa grosse patte sur leur tête, tour à tour :

– Lui, c’est celui qui compte les champignons. Et lui, celui aux yeux rouges.

Surpris par ce dernier nom, je m’accroupis au niveau du gosse. Il fixa obstinément le sol. Les Dents n’aimaient pas croiser le regard des autres, sauf lorsqu’ils s’apprêtaient à leur mettre des baffes.

– Celui-là a les mêmes yeux que celui aux yeux rouges ! expliqua son père avec fierté.

C’était vrai. Le petit avait les iris pourpres comme les miens. Pour leur clan, c’était du jamais-vu.

– Celle qui aime les navets dit que c’est à cause de celui-ci, parce qu’il a mangé trop de groseilles, grommela mon ami en parlant de lui-même.

Je retins un sourire. Sa compagne et lui ne cessaient de se chamailler.

– Mais celui-ci n’y croit pas. (Il inclina sa lourde tête vers moi.) C’est celui aux yeux rouges qui lui a donné ça.

– Je lui ai donné mes yeux ?

Il hocha la tête, solennel. Je me sentis touché au-delà des mots. Les Dents avaient des croyances très différentes des nôtres. Pour eux, un enfant n’était pas seulement le produit de ses parents. Il portait également en lui ses ancêtres et son environnement : des fragments de lune, des parts de forêt, des rayons de soleil, des bribes de vent, de rivière et tout ce qui avait pu toucher sa famille de près ou de loin. Ces deux-là portaient sûrement aussi la maladie de leur mère. Si « celui au nez fendu » pensait que les yeux de son fils venaient de moi, il ne plaisantait pas.

Je ne faisais pas partie de son clan – de ma vie, je n’avais jamais pleinement appartenu à une communauté – et l’idée qu’il me considère aussi proche me bouleversait.

– Tes enfants sont très beaux, dis-je. Tu peux être fier.

Il se rengorgea, avant de me questionner :

– Et celui-là ? Il a des p’tiots ?

– Arrête de poser cette question, le rabrouai-je en souriant. Tu sais bien que la réponse est non.

Les Dents avaient du mal à comprendre notre système de reproduction. À vrai dire, je ne leur en avais parlé qu’à demi-mot. Mon ami secoua la tête avec réprobation.

– Celui-là attend trop. Bientôt, il pourra plus en faire.

– Tu exagères ! Je suis dans la fleur de l’âge.

– Mouais ! grogna-t-il. Un jour, celui-là regrettera. Mais il sera trop tard.

De toutes mes forces, je tentai de ne pas penser à Picta. D’oublier ce jour où elle m’avait réclamé une étreinte, une seule, avant que je ne la quitte. D’oublier le contact de son corps contre le mien…

Je voulais me convaincre que j’avais refusé par morale, parce qu’elle était encore une enfant, parce que je ne supportais pas l’idée de la souiller. C’était faux. Il suffisait de descendre au fond, tout au fond de moi, là où régnait la tristesse et l’égoïsme, pour m’en rappeler. En vérité, la raison était simple : j’avais voulu contrer la Maison. Céder à Picta, ç’aurait été faire ce que l’on attendait de moi, faire mon devoir d’esclave – de reproducteur – et je ne supportais pas cette idée.

Et surtout, je ne voulais rien laisser de moi à Picta.

Comment vivre ensuite, sachant qu’elle avait peut-être donné naissance à des enfants, qu’elle élevait peut-être une famille derrière les mille murs de la Maison ? Elle m’aurait vu chaque jour dans ses filles – nos filles – tandis que je n’aurais eu, moi, qu’un simple pendentif de bois blanc pour tout souvenir.

La tristesse et l’égoïsme.

– J’ai besoin de toi, dis-je soudain à mon ami pour sortir de mes pensées. Tu te souviens de ce que je t’ai dit sur la Maison ? Le grand truc en bois.

Il mima l’incompréhension, occupé à se gratter l’oreille avec une patte arrière. C’était ce genre d’attitudes corniaudes qui leur valaient tant de dédain des miens.

– Tu sais, je t’avais dit qu’on voulait attaquer le grand truc en bois.

Il cessa immédiatement ses pitreries.

– Oui. Celui-ci se souvient. Mais faut pas. Faut pas attaquer le grand truc en bois.

J’accusai le coup. J’avais espéré qu’avec le temps, son avis sur le sujet aurait changé. J’aurais dû me douter que non. Les Dames disaient qu’il n’y avait pas plus buté qu’un Ours, mais elles avaient tort : les Dents étaient bien pires.

– Mais le grand truc en bois sera toujours là, dis-je en enjolivant légèrement la réalité. Vous pourrez toujours y aller, dormir dedans les nuits d’hiver. Il y aura toujours des onguents et des soins pour vous. On veut juste chasser les Dames.

– Non. Faut pas. Faut pas attaquer les Dames. Les Dames sont bonnes. Les Dames sont justes.

Je grinçai des dents sans pouvoir m’en empêcher.

– Pas pour nous, les Ours. Nous sommes leurs esclaves.

Il ne connaissait pas ce mot et dans ses yeux, je vis qu’il ne voulait pas en entendre parler. La situation convenait aux Dents. J’allais devoir repartir bredouille.

– Personne dans ton clan ne veut nous aider ?

Il secoua la tête très brusquement, presque comme s’il s’ébrouait. C’était ce qui arrivait quand une idée lui semblait insoutenable. Quand il refusait même d’y penser.

– Non. Aucun de ceux-ci n’aidera les Ours.

– Je comprends.

Je n’avais pas le droit de lui en vouloir. Il méritait de finir sa vie tranquillement, avec ses groseillers à portée de main et sa famille au grand complet autour de lui.

– Alors je m’en vais. Merci de m’avoir reçu.

– Déjà ? s’étonna-t-il. Pourquoi celui-là ne reste pas un peu ? Celui-ci et celui-là pourraient aller à la cascade. Il y a beaucoup de saumons.

– Désolé, je ne peux pas. Je dois aller chez les Bûches et les tourbiers. Tu ne diras rien aux autres, ni au grand truc en bois ?

– Non. Celui-ci ne dira rien.

Sa loyauté me touchait toujours. Il avait voué sa vie et son allégeance à la Maison, mais parvenait pourtant à me rester fidèle, alors que nous représentions deux entités diamétralement opposées. Il n’y avait rien de plus loyal au monde qu’une Dent.

– Merci, mon vieux. On ira pêcher une autre fois, dis-je la mort dans l’âme.

Si je suis encore en vie d’ici-là.

Sur un geste de la main, je quittai la clairière sans me retourner.

J’espérais le revoir un jour. Un jour où je serais libre. Où je pourrais venir chez lui sans avoir à me cacher.

Un jour sans Maison.

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