28.3

6 minutes de lecture

Je refoulai les larmes qui me montaient aux yeux.

– Non ! Cela peut changer. Rien ne reste jamais figé. Dame Mangala le dit elle aussi. Cela mettra beaucoup de temps, mais…

Il soupira à mon oreille.

– Picta, je ne crois pas à ta petite révolution. Être pacifique, c’est bien, mais ça ne marche pas. Pas quand on parle de dizaines de milliers de personnes, ou d’une Maison qui a plus d’un millier d’années. Si rien n’a bougé pendant si longtemps, c’est qu’il y a une raison.

Je le retins contre moi quand je compris qu’il s’apprêtait à s’écarter. À me laisser.

– Non, attends ! soufflai-je, les dents serrées. Si tu… si tu dois t’en aller, est-ce que l’on peut au moins…

Il attendit la suite, mais elle ne vint pas. Je ne parvenais pas à l’articuler.

– Au moins…

J’appuyai mon front contre son épaule, puis convoquai le peu de courage que j’avais encore en réserve.

– … nous accoupler…

J’avais parlé très bas. Auroq recula aussitôt, comme si je l’avais brûlé, et le vent froid remplaça sa présence. Son rejet me fit si mal au fond du ventre que j’eus envie de me recroqueviller comme un animal blessé.

– Pourquoi ? demandai-je dans un filet de voix. Tu as dit que tu étais resté pour cela. Tu viens de le dire ! Alors pourquoi ?

– Je ne ferai pas ça, Picta. Ce n’est pas… ce n’est pas bien. (Il se détourna brusquement.) Tu es trop jeune, je t’ai vue grandir ; c’est ma petite sœur que tu es censée être. Rien d’autre. La Maison a gagné sur presque tous les plans, mais elle ne peut pas me pervertir à ce point. C’est fini. J’arrête de lui donner ce qu’elle veut.

Il siffla entre ses dents :

– Putain, « sœur », quel mot de merde. Un de ces mots auquel les Ours n’ont pas droit. Je suis désolé, Picta. Je voulais être un grand frère pour toi… digne de ce nom, mais…

– Mais je ne t’ai jamais considéré comme un frère ! m’exclamai-je. Ne t’es-tu jamais demandé ce que moi, je voulais que tu sois pour moi ? N’en as-tu pas assez de toujours juger seul de ce qui est le mieux, sous prétexte que tu es plus âgé ?

Il regarda par terre, l'air affreusement honteux.

– Ce n’est pas ça.

– Mais si ! Me croies-tu jeune et idiote à ce point, pour ne pas savoir ce que je veux et pourquoi je le veux ? Je me moque bien d’avoir un frère ! C’est toi que je veux, et ce depuis toujours.

– Mais moi, je ne veux pas que tu sois une Dame, dit-il très bas.

– Pardon ?

– Je ne veux pas que tu aies d’enfants.

Un grand froid me toucha le cœur, avant de s’infiltrer jusqu’à mes poumons.

– Que tu élèves des filles. Que dans dix ans, tu descendes au marché avec elles pour acheter des gosses venus des tunnels ou du champ de tourbe… (La voix d’Auroq ne cessait de baisser.) Je ne peux pas. C’est au-dessus de mes forces.

Il releva les yeux d’un coup et leur douleur franche me bouleversa.

– Ne deviens jamais une Dame, Picta. Ne deviens jamais comme elles… Comme les autres.

Je restai muette. Auroq se détourna. Le timbre de sa voix, son regard, sa posture, tout l’indiquait : le temps des adieux était venu. Ma gorge se serra quand je m’en rendis compte, au point que j’en conçus du mal à respirer.

Il désigna la grille du monte-charge, toujours échouée par terre.

– Monte. Je vais te faire rentrer dans les étages. Une fois arrivée au premier jardin, tu n’auras qu’à…

– Attends. (Je pris son bras.) Que vas-tu faire ? Où vas-tu aller ? As-tu seulement un endroit où vivre ?

Il me lança un regard doux – aussi doux que ses mots étaient durs.

– Ça, ça n’appartient qu’à moi. Tu m’as déjà pris dix ans de ma vie. Le reste me regarde.

Je reculai d’un pas, en tentant de cacher ma douleur.

– Alors… soufflai-je. Prends au moins cela…

D’un geste maladroit, je retirai mon pendentif et me hissai en titubant sur la pointe des pieds, pour le passer autour de son cou à lui. J’avais bien estimé la longueur du fil : le petit bijou de bois blanc tombait pile au niveau de son sternum. La cordelette de chanvre me parut soudain bien fragile, tendue sur ses épaules massives. Auroq saisit l’objet, le fit tourner entre ses griffes et prit un air perplexe.

– Qu’est-ce que ça représente ? On dirait un gros champignon. Avec des pattes en forme de pelle.

Sa question me vexa.

– C’est une taupe, pardi.

Il éclata de rire et, lorsque je baissai le museau avec dépit, m’ébouriffa les oreilles d’une main.

– Je te taquine. C’est une très jolie taupe.

Il referma son poing sur mon cadeau. Je repensai instantanément à Goliath et son roitelet usé. Peut-être qu’Auroq aussi, un jour, parlerait de moi au passé en caressant ce qu’il portait au cou.

– Je n’ai rien pour toi, dit-il en effleurant le museau de la taupe.

– Ce n’est pas grave, murmurai-je. J’ai dix ans de souvenirs. Cela suffira bien.

Mais non, cela ne suffirait pas. Rien ne suffirait jamais. Il allait laisser un trou béant en moi, l’un de ces gouffres que rien ne peut combler.

Il me souleva sous les bras comme quand j’étais petite, inspira longuement mon odeur au creux de mon cou, avant de me déposer délicatement sur le monte-charge. Un sanglot muet m'échappa. Je m'accrochai très fort à lui, oubliant tout le reste, espérant seulement qu'il ne me laisse pas.

– Non, souffla Auroq. Arrête.

Ses mains se crispèrent sur mes épaules, comme si elles n'étaient pas certaines de vouloir me repousser.

– La reine des Ours, me chuchota-t-il. C’est toi.

– La… ?

– Je voulais finir mon jeu avant de partir… Je n’ai pas eu le temps.

Mon cœur accéléra quand je compris de quoi il parlait. Je revis le minuscule Auroq en bois noir, au dos zébré de cicatrices.

– Je ne suis pas un Ours, Auroq, dis-je tout bas.

– Je ne voulais pas nous mettre dans des camps différents. Je ne voulais pas qu’on s’entretue…

Il me lâcha et recula, le poing sur le cœur.

– Et ensuite, tu as monté ton projet de caste. J’ai su que j’avais raison.

– Il n’y a pas deux camps opposés, articulai-je entre mes lèvres sèches. Pas à mes yeux. Personne ne doit s’entretuer. Nous ne sommes pas dans un jeu d’échecs.

Sa vision des choses m’effrayait. Il secoua la tête sans mot dire, puis démêla les câbles qui serpentaient dans l’herbe et s’empara du garant.

– Ta main, dis-je par automatisme.

– Ça ira.

Il commença à tirer sur la corde et d’un coup, je ne parvins plus à réfléchir, ni à fixer mon esprit sur quoi que ce soit. Quelque chose allait forcément faire irruption, changer le cours des choses, l’empêcher de partir. Nos vies ne pouvaient pas prendre de chemins séparés. Je ne parvenais pas à le croire. Certains oiseaux étaient faits pour vivre ensemble ; ils mourraient si on les séparait.

Mais rien ne se passa. Le ciel resta muet ; personne ne sortit de la Maison, rien ne vint s’interposer.

Auroq tira le câble sur des dizaines et des dizaines de mètres, jusqu’à ce qu’enfin la corde de mon plateau commence à se tendre. Quand je décollai un peu au-dessus du sol, je me cramponnai aux montants.

– Écarte bien les pieds, assure ton équilibre, dit-il d’une voix calme. Si jamais je vois que tu as un problème, je te redescends. Je ne partirai que quand tu seras remontée. D’accord ?

– Rentre avec moi, dis-je très bas.

Il détourna les yeux.

– Pas cette fois, Picta.

Puis il commença à me hisser.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0